Résumons. L’Égypte, pays arabe le plus peuplé (81 millions d’habitants) connaît un régime présidentiel à poigne qui repose sur l’état d’urgence en vigueur depuis l’assassinat du précédent président Anouar el-Sadate en… 1981. Un décor démocratique avait été planté, autour d’un parlement issu d’élections contrôlées par tous les moyens, y compris les plus grossiers. Quelques partis d’opposition sans socle populaire se disputaient les faveurs du régime pour grappiller des sièges au parlement. Jusque-là tout allait bien.
Dans les ruelles boueuses de Mit Namma, village défavorisé du delta du Nil, la rencontre entre le Frère musulman Mohamed el-Beltagui et des partisans de son rival du Parti national démocratique (PND) au pouvoir a failli mal tourner. Intimidations, provocations, échanges de coups: pendant plusieurs minutes, des jeunes, dont l’un armé d’une bombe aérosol transformée en lance-flammes, un autre fonçant dans la foule en moto, ont harcelé le cortège du candidat islamiste.
«C’est leur tactique habituelle», affirme Khaled Tantaoui, membre de l’équipe de campagne de Mohamed el-Beltagui. «Ils essaient de créer des violences pour que la presse officielle puisse écrire que nous sommes des terroristes.» Dimanche, au premier tour des législatives, «ce sera pire, ajoute-t-il, car ça servira de prétexte pour fermer les bureaux de vote. Ils savent que si les gens votent, ce sera pour le docteur Beltagui».
En 2005, ce médecin a été élu député dès le premier tour, capitalisant sur les œuvres sociales et la réputation d’intégrité de la confrérie. «La porte de son cabinet est ouverte à tout le monde, sans wasta (piston), il fait beaucoup de bien», assure une habitante. Cette année-là, il a aussi profité d’une relative ouverture politique, sous la pression des États-Unis. La confrérie interdite, mais tolérée, en a été la grande bénéficiaire en remportant un cinquième des sièges.
«À l’époque, décrypte Bahey el-Din Hassan, directeur de l’Institut du Caire pour les droits de l’homme, le régime avait besoin des Frères musulmans pour convaincre la communauté internationale qu’il n’y avait pas d’autre alternative que les islamistes. Mais le vote protestataire leur a permis d’obtenir des résultats meilleurs qu’attendus.»
«C’est une erreur qui ne se reproduira pas», a prévenu le ministre des Affaires parlementaires, Moufid Chéhab. La répression à laquelle la confrérie est soumise depuis cinq ans s’est de fait accentuée pendant la campagne électorale. Après la dispersion brutale de rassemblements, le week-end dernier à Alexandrie et dans le delta du Nil, et l’arrestation de centaines de leurs membres, les Frères musulmans ont dénoncé une «campagne de terreur» et Amnesty International a appelé à la fin des «mesures de harcèlement et d’intimidation».
La répression contre les islamistes pourrait permettre aux libéraux du Wafd de redevenir le principal bloc d’opposition et d’entretenir une «illusion de pluralisme», selon Bahey el-Din Hassan. Sans pour autant menacer la majorité des deux tiers nécessaires au PND pour conserver une maîtrise totale du processus législatif et constitutionnel à un an de la présidentielle.
Car le véritable enjeu des législatives est d’arbitrer une lutte intestine pour la succession d’Hosni Moubarak, 82 ans et que l’on dit très malade, entre «réformateurs» proches de Gamal Moubarak, le fils du raïs, et la «vieille garde», plus favorable à un candidat issu, comme ses prédécesseurs, de l’armée. Un combat illustré par la difficulté du PND à désigner ses candidats – ils sont plus de 700 –, ce qui a eu pour effet de retarder le début de la campagne électorale, qui a été réduite à deux semaines. C’est l’un des nombreux griefs de l’opposition à l’encontre d’un processus jugé totalement biaisé, alors que les précédentes élections ont été marquées, selon les observateurs, par des «fraudes massives et systématiques».
Malgré les promesses des autorités, «il n’y a pas de volonté politique d’avoir des élections transparentes et équitables», estime Stéphanie David, de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH). Et d’énumérer les maux du pays: la loi d’urgence (depuis 1981), qui permet d’interdire rassemblements et manifestations; l’annulation de la supervision des bureaux de vote par les juges, seule garantie, jusqu’alors, d’un minimum de transparence; l’éviction, ces derniers mois, de journalistes critiques envers le pouvoir; ou encore la réaction épidermique des autorités à la proposition des États-Unis d’envoyer des observateurs internationaux et les restrictions imposées aux ONG locales.
«C’est la preuve que le régime a l’intention de frauder», affirme Georges Ishak, vétéran du mouvement d’opposition civile Kefaya. «Les Égyptiens vont encore une fois être volés.»
Un jeune copte blessé par balle mercredi lors des heurts entre la police et des manifestants chrétiens au Caire est décédé vendredi portant le bilan de ces affrontements à deux morts et plusieurs dizaines de blessés.
L’apathie politique des Égyptiens est avant tout conditionnée par l’évidente vacuité de l’enjeu politique: comme d’habitude, le Parti national démocratique (PND) de Hosni Moubarak va rafler la majorité absolue. Et puisqu’il existe une seule vraie opposition, la mouvance islamiste – les fameux Frères musulmans –, qui possède une solide base populaire, tout a été fait pour qu’elle rentre dans le rang. Tout, y compris la répression la plus brutale.
Mais le régime se fait vieux. Il rouille. Et maintenant il prend peur. Corrompu jusqu’à la moelle, impopulaire, souvent incompétent et volontiers violent (par exemple dans la répression des grèves spontanées de plus en plus fréquentes), il ne doit sa survie qu’à sa main de fer et au soutien de l’Occident. A ce dernier, raconte Alaa el-Aswany, le célèbre écrivain auteur du truculent Immeuble Yacoubian, «le message injuste suivant est envoyé: acceptez la dictature sinon préparez-vous à voir des fanatiques au pouvoir». Les Frères musulmans servent donc de repoussoir.
Candidatures invalidées
Ceux-ci, néanmoins, refusent de boycotter les élections (à dire vrai, le mouvement, pour la première fois, est cruellement divisé sur la question, mais il a été décidé, de justesse, de participer au scrutin de dimanche). Ils savent pourtant que les dés sont pipés. Plus de 1200 de leurs membres ont été arrêtés ces dernières semaines, dont plusieurs candidats, près d’un quart de leurs 135 candidatures ont été invalidées et la nouvelle loi électorale a retiré la supervision du scrutin aux juges, un corps parmi lequel on trouve une bonne proportion de gens honnêtes.
Les Frères musulmans savent donc qu’ils ne reproduiront pas le beau succès remporté en 2005 à l’Assemblée nationale (grâce à des candidats concourant sous l’étiquette d’«indépendants», puisque le mouvement n’est pas reconnu comme parti politique). A l’époque, ils avaient conquis 88 sièges en présentant seulement 160 candidats (il y avait 444 sièges à pourvoir). Cette fois, ils ne présentent donc que 135 candidats pour un futur parlement porté à 508 membres. Et un journaliste égyptien de renom a prédit qu’ils n’auront même pas 20 députés. Commentant les interpellations, Saad Kettani, un membre de la direction de la confrérie, a estimé lundi que «le régime envoie le message qu’il n’y aura pas d’élections; ce qui se passe est le trucage du vote».
Le régime compte sans doute sur le désintérêt d’une majorité des Égyptiens qui survivent dans des conditions sociales indignes. Le vent de fronde qui s’est levé ces dernières années au sein d’une certaine société civile reste assez marginal. Pour plus de sûreté, tout de même, les médias, qui jouissaient d’une embellie dans la liberté de ton, ont été attaqués, en sacquant des voix libres au besoin.
Le vrai enjeu
C’est que, au Caire, tout le monde le sait et le sent: l’enjeu, le vrai enjeu, c’est à l’automne 2011 qu’il se découvrira, lors de l’élection présidentielle. Qui succédera à Moubarak? A moins que, malgré la vieillesse et la maladie, il ne se représente. Le régime, de toute façon, cadenassera le scrutin pour que le vainqueur soit celui qu’il aura choisi. Personne n’en doute./////////// Baudouin Loos & Tangi Salaün