Norodom Sihanouk, ancien roi du Cambodge, surnommé par son peuple Samdecheuv (monseigneur papa) laisse, à 89 ans, un pays dont il a traversé toute l’histoire contemporaine mouvementée et dramatique. Le prince s’est éteint au petit matin à Pékin. Il séjournait fréquemment dans la capitale chinoise, où il se faisait soigner.
Un destin hors du commun que celui de Norodom Sihanouk, seul monarque au monde à avoir abdiqué en faveur de son père afin de pouvoir se lancer sans entraves dans la politique. Le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine en avait superbement dressé le portrait à travers L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge. Cette épopée shakespearienne de huit heures, écrite par Hélène Cixous, révèle tous les antagonismes de ce prince à la voix haut perché, aussi chanteur et acteur d’un kitsch inégalé: impulsif, capricieux, romantique, dont l’orgueil aveugle entraînera la perte de son pays. Monarque volatil certes, mais aimant sincèrement son peuple et doté d’un sens politique aigu.
Il a 18 ans lorsqu’il est installé sur le trône en 1941 par le gouvernement de Vichy qui voit en ce coureur de jupons une marionnette manipulable à souhait. Mais le jeune play-boy ne tarde pas à se révéler un redoutable politicien. Alors que la guerre coloniale française déchire les entrailles du Vietnam, Sihanouk obtient en 1953 l’indépendance du Cambodge, sous protectorat, sans qu’une goutte de sang ne soit versée. Deux ans plus tard, débarrassé de son statut de roi, il fonde le Sangkum Reastr Niyum, mouvement d’inspiration socialiste.
Prince des contradictions, il régnera pendant quinze ans en endossant les habits ancestraux du roi dieu, adulé par son peuple (des paysans pour plus de 80%), mais de plus en plus critiqué par les intellectuels aussi bien de gauche que de droite. Liquidations et emprisonnements seront le lot de ces opposants politiques envers lesquels il ne se montre guère compatissant.
Fidèle à la tradition de ses aïeux, il rend lui-même justice au cours d’audiences populaires durant lesquelles les citoyens peuvent exposer leurs litiges d’ordre personnel ou avec l’administration. Chaque année, il préside dans un faste royal la cérémonie du Sillon Sacré où il conduit deux bœufs pour invoquer les divinités afin que les récoltes soient abondantes. Avec le temps, le séducteur, amateur de caviar et de champagne, marié à six reprises et père de 14 enfants, se stabilise auprès de Monique, un mannequin d’origine italo-vietnamienne. Il réalisera de multiples films et chansons à l’eau de rose, se mettant en scène avec Monique dans des paysages idylliques du Cambodge.
Les années 1960 seront aussi ¬celles des réalisations d’urbanisme grandioses, des constructions d’hôpitaux, d’écoles et des campagnes massives d’alphabétisation. Une politique qui témoigne d’une sincère volonté de développer le pays. Mais plus que tout, le prince veut faire du Cambodge la «Suisse de l’Asie». Doté d’un sens de l’humour et de l’ironie certains, il répond en 1964 dans une interview accordée au journaliste suisse Jean Dumur: «Certains observateurs disent que notre neutralité penche un peu à gauche», soutenant que le socialisme khmer (tel qu’il l’entend) n’est pas marxiste, mais national et inspiré de la doctrine du bouddha. Et d’ajouter qu’il n’y a «aucun motif de craindre la Chine… qui a promis fermement d’intervenir à nos côtés en cas d’invasion d’un pays voisin ou des USA».
Ami des Chinois, il l’est aussi des Français. Il a surtout une admiration sans mesure pour le général de Gaulle qu’il accueille avec faste en 1966 à Phnom Penh. ll sera l’un des pères fondateurs de la francophonie – avec Habib Bourguiba, Léopold Sédar Senghor, Diori Hamani – et du Mouvement des non-alignés – avec Nasser, Nehru, Tito, Sukarno.
Mais le «prince Sihanouk» va entamer un dangereux jeu d’équilibriste défendant bec et ongles une neutralité sur un territoire convoité aussi bien par les Américains que par les puissances communistes. Marquant son hostilité envers la Thaïlande et le Vietnam du Sud, il n’hésite pas à fustiger la politique de Washington lors d’interminables discours à la radio. Tandis qu’il autorise – avait-il vraiment le choix? – un passage dans son pays pour les troupes nord-vietnamiennes communistes vers le sud, la fameuse Piste Ho Chi Minh. S’ensuivent les bombardements des B52 sur le Cambodge, puis le coup d’État pro-américain de 1970. Humilié, il s’allie avec le diable – les Khmers rouges. Une complicité qui lui vaudra une étiquette de complice de ce régime qui a fait près de 2 millions de morts entre 1975 et 1979.
Le reporteur et écrivain suisse Bertil Galland, grand connaisseur de l’Asie, a rencontré à multiples reprises Sihanouk. «Il m’avait reçu en 1972 à Pékin, raconte-t-il. Il était entouré par les dignitaires khmers rouges. Au moment de mon départ, il m’a raccompagné à ma voiture et il m’a fait comprendre qu’il était coincé, car il ne lui était plus possible de rester neutre. Il acceptait donc d’être instrumentalisé par les Khmers rouges. Mais personne, à ce moment-là, ne pouvait imaginer qu’ils allaient pratiquer une telle politique.» Retenu en otage durant le régime de Pol Pot, Sihanouk allait perdre 25 membres de sa famille proche.
En 1991, après plusieurs années d’activisme international, il revient au pays en héros, fort d’avoir obtenu la signature des accords de paix de Paris. Et en 2004, Norodom Sihanouk abdique une nouvelle fois, en faveur de son fils Sihamoni, invoquant son âge et des raisons de santé. Il rêvait d’être couronné à Cannes comme acteur, mais c’est dans l’histoire qu’il rentrera par la grande porte. ////////// Carole Vann