Un Homme debout, c’est d’abord un spectacle. Un solo tonitruant, actuellement à voir à la Parfumerie, à Genève, où, entre poésie, danse et stand-up, David Valère rend un hommage sauvage et sensuel à Aimé Césaire. Mais un homme debout, c’est aussi David Valère lui-même, comédien métis qui, malgré une enfance chaotique entre un début de vie en nourrice, une escale en famille éloignée et plusieurs années en foyer, est parvenu à rester sur ses deux pieds. Mieux, il a puisé dans ces tribulations entre Lille, Genève et la Martinique une explosivité qui rend ce solo sur la négritude renversant. Salutaire en ces temps de résurgence d’un racisme primaire.
David Valère le dit lui-même dans un des apartés au public d’Un Homme debout. Le combat mené par Aimé Césaire dès les années 1930 pour redonner au peuple noir sa fierté est loin d’être gagné. La preuve en France ces jours, énonce le comédien, commentant l’actualité. Certes, les deux buts marqués par Mamadou Sakho, mardi soir au Stade de France, ont apporté une réponse cinglante aux attaques racistes lancées contre Christiane Taubira, ces dernières semaines. Le footballeur originaire du Sénégal a redonné ses couleurs au credo black-blanc-beur cher à la France victorieuse de 1998. Mais peu avant, la peau de banane exhibée par une fillette devant la ministre de la Justice à Angers avait de quoi atterrer…
«Que de sang dans ma mémoire!» lance David Valère sur la scène de la Parfumerie, avant -d’entamer une de ses danses endiablées. Sang, larmes, humiliations. L’acteur cite les Antilles «dynamitées d’alcool et grêlées de petite vérole», telles qu’elles sont peintes par Aimé Césaire. «Je déteste les larbins de l’ordre», écrit le poète de la négritude, stigmatisant ses concitoyens aplatis devant les dirigeants blancs. Par la bouche du comédien, le poète dénonce encore les «sodomies monstrueuses de l’hostie», visant la religion catholique, active elle aussi dans la discrimination.
Rage, colère. De tels sentiments pourraient habiter David Valère. Qui n’a pas connu son père et a été beaucoup déplacé par sa mère. Mais, le jour de la rencontre, le comédien apparaît joyeux, presque serein. Il est accompagné de Melody, 4 ans, et Naomé, 8 ans, fillettes futées qui dessinent des cœurs dans un cahier. «Je n’ai grandi qu’avec des femmes et ça continue», sourit le comédien en présentant ses enfants.
La première de ces femmes? Germaine, sa nourrice lilloise, chez qui il est arrivé à deux mois et est resté pendant huit ans. «Ma mère martiniquaise est venue à Lille à 12 ans pour habiter chez sa grande sœur et trouver du travail. A 17 ans, elle est tombée enceinte suite à un rapport forcé. Pour pouvoir travailler comme aide hospitalière, la nuit, à Paris, elle a dû me placer. En huit ans, j’ai dû la voir vingt fois. Elle débarquait, élégante, la coupe à la Angela Davis, stupéfiante!»
David puise dans l’amour de Germaine de quoi affronter les moqueries des camarades. «Dans les années 70, il n’y avait pas de Noirs à Lille et quasiment pas de métis. Les enfants me traitaient de nègre et de bougnoule. Je ne disais rien, jusqu’au moment où j’en ai boxé un, qui a saigné du nez. Les insultes ont cessé. Dès cet âge, j’ai appris à me défendre.»
Un jour de juillet 1976, sa maman l’emmène brusquement. «Je pleurais, je ne voulais pas quitter Germaine, mais je me consolais en pensant que je retournais en Martinique et que je verrais des singes.» En fait, David arrive à Champel, quartier aisé de Genève, et «des teckels»… Aujourd’hui, installé dans cette ville, il en rit et joue, fanfaron, de ce contraste frappant.
A 10 ans, il découvre enfin la Martinique. «Très prise par ses occupations, ma mère m’a envoyé chez sa sœur à Fort-de-France. Je suis instantanément tombé sous le charme de cette région paradisiaque. Le climat, les odeurs, la végétation. Breton décrit très bien cette séduction dans Martinique, charmeuse de serpents.» Lucide, le jeune garçon observe également que «tous les postes d’autorité, les enseignants, les gendarmes, les fonctionnaires, sont occupés par des Blancs.» Aimé Césaire est pourtant rentré en Martinique en 1939 pour devenir maire de Fort-de-France, puis député… «Oui, Aimé Césaire s’est battu pour la reconnaissance du peuple noir, mais il n’était pas séparatiste, explique le comédien. Il pensait que le salut de ce peuple passerait par une Martinique française. On peut dire que le poète est allé plus loin que l’homme politique.»
David Valère est bienveillant. Il a acquis cette capacité de résilience dans les foyers pour enfants où sa mère l’a placé lorsque, mue par un nouvel élan, elle l’a ramené à Genève fêter ses 12 ans… «Dans ces foyers, j’ai découvert la violence et la misère. Comme j’ai découvert le pouvoir de l’argent plus tard, lorsque je suis arrivé au collège huppé de Florimont.» Nouveau lieu, nouvelle logique. David prend conscience de ses talents d’orateur et d’amuseur lorsqu’il est appelé au tableau noir, où il invente des sketches pour gagner du temps. «Tout le monde me disait de faire du théâtre. J’y suis ¬finalement arrivé. Avant, j’ai travaillé dans la gestion de fortune, car je ne croyais pas en mon talent.»
Son habileté s’impose dans Un Homme debout, solo sur mesure imaginé avec son ami, pour ne pas dire son frère d’élection, Stéphane Michaud, avec leur compagnie, la Cyparis Circus. Au théâtre, ses autres «bonnes fées» s’appellent Pierre Nicole, Dominique Ziegler. Mais toute son attention est portée sur la parole de Césaire. «Je veux absolument jouer ce solo à Paris. J’ai déjà des contacts prometteurs et, avec ce qu’il se passe aujourd’hui en France en matière de racisme décomplexé, je dois aller là-bas, dresser la poésie contre ces attaques décérébrées.» Jusqu’à dimanche, c’est à Genève que résonne ce cri de dignité. Étant donné le simplisme de certaines prises de position lors des dernières élections, ce chant a aussi toute sa nécessité en suisse, en France et ailleurs au monde.///////// Marie-Pierre Genecand