À Washington, on mesure enfin l’ampleur de la crise provoquée par l’espionnage pratiqué à une échelle sans précédent par l’Agence nationale de sécurité américaine (NSA). La première puissance mondiale est tout à coup contrainte de se répandre en excuses pour avoir effectué des écoutes téléphoniques de 35 leaders mondiaux, dont Angela Merkel. Mercredi, Barack Obama a dû se livrer à un exercice pour le moins embarrassant au téléphone avec la chancelière allemande dont le téléphone aurait été mis sous surveillance de la NSA. Même si la Maison-Blanche a essayé de minimiser la brouille en parlant d’un «échange franc et cordial d’opinions», le président américain a tenté de réparer une rupture de confiance avec l’un des dirigeants européens dont il est le plus proche.
Le feu du scandale, qui égrène chaque semaine de nouvelles révélations à travers les documents mis au jour par le lanceur d’alerte Edward Snowden, se propage comme un feu de paille. À Paris, à Berlin et maintenant à Madrid, les ambassadeurs des États-Unis ont été convoqués pour s’expliquer. Jeudi et vendredi, les États membres de l’Union européenne réunis en sommet à Bruxelles ont accru la pression sur les États-Unis en les exhortant à adopter un code de bonne conduite.
En tant que locataire de la Maison-Blanche, Barack Obama est naturellement en première ligne des critiques. À la Heritage Foundation, un laboratoire d’idées conservateur de Washington, on accable le président qui a, selon elle, sapé le Soft Power et la réputation des États-Unis à l’image d’un… George W. Bush. Or, comme le souligne le New York Times, c’est la conseillère à la Sécurité nationale Susan Rice qui s’est attelée la première à éteindre l’incendie en s’expliquant auprès de son homologue allemand, Christoph Heusgen. Selon de hauts responsables allemands, elle a précisé que Barack Obama n’était pas au courant de la surveillance téléphonique d’Angela Merkel. À Washington, une telle déclaration interpelle: pourquoi le président aurait-il été privé d’informations aussi essentielles? Les révélations issues des documents saisis par Edward Snowden ne cessent d’aggraver le standing de l’Amérique qui semble sacrifier l’idéal démocratique dont elle se réclame sur l’autel de la sécurité tous azimuts.
En annulant une visite d’État à la Maison-Blanche et en dénonçant devant la tribune des Nations unies des pratiques américaines d’espionnage dont elle a été victime, la présidente du Brésil Dilma Rousseff a donné un aperçu des dégâts diplomatiques occasionnés par la surveillance de la NSA. Si Barack Obama a effectivement été tenu à l’écart de ces pratiques, cet état de fait poserait de graves questions sur l’Agence nationale de sécurité au moment où les 16 agences de renseignement américaines demandent cette année un budget de 53 milliards de dollars pour couvrir leurs besoins. La NSA apparaîtrait davantage comme un État dans l’État qui agit en fonction de sa propre logique sécuritaire que comme une agence censée servir les intérêts diplomatiques à long terme de l’Amérique. Face à la dérive, certaines voix à Washington exhortent le président Obama à recadrer une NSA hors de contrôle.
À l’heure où la puissance des États-Unis devient plus relative face à la montée de la Chine et des pays émergents, la coopération avec l’Europe devient non seulement utile, mais nécessaire. En adoptant la stratégie du pivot vers l’Asie, l’administration Obama a cependant laissé l’impression, auprès des Européens, qu’ils étaient désormais livrés à leur sort. Le scandale de l’espionnage accentue un malaise désormais profond, qui pourrait faire dérailler les difficiles négociations sur un accord transatlantique de libre-échange. Preuve toutefois que le scandale n’indispose pas que les alliés «surveillés» de l’Amérique, l’image même du lanceur d’alerte Edward Snowden est en train de changer aux États-Unis. Celui que démocrates et républicains, mais aussi journalistes, ont vite fait de taxer de «traître à la patrie», est désormais jugé à une autre aune: celle d’une démocratie que le cancer du renseignement dévore. /////////Stéphane Bussard