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Pierre S. Adjété
Pierre S. Adjété
Né à Lomé, PSA a fait ses études au Togo, au Gabon et au Canada. Économiste, administrateur et essayiste, PSA est un partisan assumé du «Grand Pardon» et un adepte de l’Éthique dans l’espace public; il est un acteur engagé dans des initiatives citoyennes et républicaines.




Revoir nos certitudes : l’évaluation effrénée du travail devient obsolète. La tendance à mesurer le travail quantitativement montre ses limites : les travailleurs ne peuvent qu’être pris en défaut et il ne leur reste plus d’autre choix que le déni de leur vulnérabilité ou un sentiment d’échec. Le coaching et des retours réguliers sur la qualité des prestations et services seraient des méthodes plus efficientes. C’est le bon moment pour le dire : lorsque la Mecque du football mondial lui-même sombre –le vrai Vatican même diront certains, le Brésil renversé à 7-1, il faut bien revoir nos certitudes.


Trop d’évaluation tue la performance humaine
Évaluer la performance des collaborateurs sur la base de critères quantitatifs convainc de moins en moins les managers. Cette pratique fondée sur le chiffrage des résultats – individuels ou collectifs – et qui permet d’attribuer des notes et des bonus aux employés lorsque certains objectifs sont atteints, serait «dépassée», selon une enquête publiée en mars par Deloitte et portant sur 2500 sociétés dans plus de 20 pays, dont la Suisse. «L’expérience a montré que cela avait des conséquences négatives sur la motivation du personnel», explique Tanguy Dulac, manager en gestion du capital humain chez Deloitte. Les meilleurs éléments se sentent mis sous pression et ceux qui réussissent moins bien ont l’impression d’être dépassés. La méthode pourrait même, selon le témoignage d’un collaborateur de la société Adobe rapporté par Tanguy Dulac, «briser des âmes».

«Plus de 50% des entreprises interrogées admettent que ce système ne fonctionne pas, la plupart ont même l’impression qu’il leur fait perdre du temps», précise Tanguy Dulac. Pour la société informatique américaine Adobe, basée à San José, ce système assorti de bonus représentait plus de 80 000 heures de travail par année (pour quelque 9000 employés). D’après le rapport Deloitte, 70% de ceux qui l’ont introduit dans leur entreprise seraient en train de réfléchir à un autre système. Aux États-Unis, Microsoft et Motorola Solutions ont renoncé à cette pratique à la fin de 2013. D’autres compagnies américaines, comme Juniper Networks, New York Life et Kelly Services, par exemple, l’avaient déjà abandonnée quelques années plus tôt.

Le rapport Deloitte indique que les sociétés suisses se reposent encore passablement sur ce système «obsolète». Impossible toutefois de chiffrer précisément les habitudes helvétiques. Ni la Fédération patronale suisse, ni la Fédération des entreprises romandes Genève, ni la Société suisse de gestion des ressources humaines ne disposent de statistiques. Lorsque l’évaluation est individuelle, elle se fait normalement lors de l’entretien de fin d’année. Mais elle peut aussi porter sur une équipe de travail ou un service entier. Dans les deux cas, les outils utilisés sont, outre l’entretien: l’audit, le questionnaire et l’évaluation à 360°.

Dans le secteur des services, où les qualités les plus recherchées sont de l’ordre du savoir-être, la transposition de la performance humaine en données chiffrées est critiquée. Elle est d’autant plus discutée que les bonus octroyés aux employés performants sont souvent perçus comme injustes ou à tout le moins aléatoires. Interrogé par Le Temps, le sociologue français Vincent de Gaulejac, auteur des livres «La société malade de la gestion » et « Le Coût de l’excellence », publiés respectivement en 2005 et 2007, cite l’exemple d’une guichetière qui a reçu une prime grâce à un gros client venu spontanément faire ses achats auprès d’elle. Ne pouvant légitimement s’en octroyer le mérite, il lui était impossible d’éprouver de la fierté. Sa réaction fut un sentiment de dérision.


D’après Vincent de Gaulejac, la quantification des performances s’est répandue dans les entreprises à partir des années 1990, et ce, d’autant plus facilement qu’elle a été présentée aux directeurs RH comme une méthode rationnelle et objective, reposant sur des critères louables: comme le désir de progresser, le mérite ou encore le goût d’entreprendre. Vincent de Gaulejac y voit une forme de «quantophrénie». «Le culte de la performance a contaminé les RH pour y introduire des logiques commerciales. La performance humaine n’est plus mesurée à l’aune de la qualité du service rendu pour tous, mais en fonction de son coût et de ses résultats financiers. Ce procédé entraîne une course infernale vers un idéal irréaliste: une qualité totale, une entreprise sans défauts. Les travailleurs ne peuvent qu’être pris en défaut et il ne leur reste plus d’autre choix que le déni de leur vulnérabilité ou un sentiment d’échec

Par quoi remplacer ce système? Deloitte préconise des «retours» et un coaching continus. En se focalisant sur ces aspects, Adobe, qui produit des logiciels graphiques, aurait enregistré une réduction de 30% de la rotation du personnel. Dans un contexte de guerre des talents, Deloitte pense qu’il est préférable de se concentrer sur l’accompagnement des collaborateurs, afin de retenir les meilleurs éléments, plutôt que de chercher à jauger la compétitivité. «Le manager est appelé à passer du rôle d’évaluateur à celui d’accompagnant», résume Tanguy Dulac.

Faut-il pour autant bannir l’évaluation quantitative de la performance? «Je n’irais pas jusqu’à dire que cette approche est complètement dépassée», nuance Christelle Quémeneur, senior consultant chez Hostettler, Kramarsch & Partner (hkp), à Genève. «Mais les critères quantitatifs sont certainement insuffisants; ils doivent être combinés avec des critères qualitatifs. Cela dit, la part du quantitatif va effectivement en diminuant

Autre solution: pondérer le système d’évaluation en liant les bonus à la performance individuelle et à la performance collective à la fois. C’est l’option choisie il y a quelques années par Vaudoise Assurances. «Il y a un équilibre à trouver entre les deux», explique Karim Abdelatif, directeur et chef des ressources humaines. «Si la performance individuelle n’est pas suffisamment prise en considération, les collaborateurs risquent de ne plus voir l’intérêt à s’investir personnellement; si elle prend trop d’importance, ils peuvent perdre de vue le fait que leur performance est toujours permise par le collectif. Il est également essentiel que les objectifs fixés lors de l’évaluation restent une ambition et ne deviennent pas une contrainte. Ces buts doivent donc être discutés avec les collaborateurs et ajustés à leur point de vue, pour rendre l’adhésion possible.»####Francesca Sacco


Ad Valorem


Rédigé par psa le 11/07/2014 à 05:51