Mettez-les face à face. D’un côté, les gigantesques nuages de fumée s’échappant des Tours jumelles de Manhattan, encore sur pieds pour quelques dizaines de minutes. De l’autre côté, une salle anonyme, des visages attentifs, saisis, presque pétrifiés par ce qui est en train de se passer devant eux. Les deux images signalent respectivement le début d’une ère et, peut-être, sa fin. La «photo de la Situation Room», comme on l’a appelée, a atteint presque immédiatement le statut de ces icônes qui marquent les esprits et qui font éclater ce que les mots ne savent pas dire.
En réalité, les images du 11 Septembre 2001 sont tellement nombreuses que des dizaines de livres ne suffisent pas à en faire le tour. Or, dix ans plus tard, que répond à ce déferlement de clichés? Sur le plan de la représentation, rien. Rien, de la mise en œuvre de l’opération Geronimo, rien de la mort d’Oussama Ben Laden, de l’identification de son cadavre, de sa disparition au large de l’Arabie saoudite. Des attentats contre les Tours jumelles, on a tout vu, ou presque, y compris les victimes terrifiées se jeter dans le vide. Ici, tout est laissé à l’imagination.
Bien plus: c’est de cette seule image que l’opération menée contre Oussama ben Laden tire en quelque sorte sa réalité. Sans elle, tout cela pourrait tout aussi bien n’être jamais arrivé. Or, comme dans beaucoup des images les plus fortes, tout se passe en réalité hors champ. Pour «voir», pour comprendre, il ne reste donc que les reflets sur des visages, que l’on est forcé de scruter. Celui du président Barack Obama, bien sûr, tendu et absorbé. Ceux du chef du Pentagone, Robert Gates, et du vice-président Joe Biden, tempérant leurs émotions sous une carapace d’expérience et de professionnalisme, même si, derrière l’ordinateur ouvert, Biden jouerait nerveusement avec le rosaire qu’il sort dans les moments de pression. Le visage de Hillary Clinton, surtout, le plus fascinant de tous, pétri d’une sorte d’effroi incrédule.
En prenant ce cliché, l’ancien photo-reporter qui est aujourd’hui le photographe officiel de la Maison-Blanche, Pete Souza, est assuré d’intégrer le panthéon des preneurs d’images. De lui, on connaissait déjà ces portraits de Barack Obama d’une intensité frappante et, souvent, d’une rare intimité. Le président en contre-jour devant une fenêtre, semblant contempler face à lui le travail qui l’attend et mesurer les attentes que le monde avait placées en lui lors de son élection. Ou la main d’Obama touchant celle de sa femme, Michelle, sur un bateau au large de la Nouvelle-Orléans. Le président endormi sur un banc lors d’un voyage en Russie. Ou encore la fille du couple, Sasha, se cachant derrière un sofa du Bureau ovale pour faire peur à son président de père...
Jamais peut-être un photographe officiel n’avait noué pareille complicité avec un président américain en exercice. Pete Souza est le double d’Obama autant que sa mémoire. «Nous sommes comme un vieux couple. Je ne le vois plus», rigolait récemment le président. Chaque jour, Souza prend, avoue-t-il, entre 500 et 1100 clichés de tous les faits et gestes présidentiels, dont seule une petite partie est admise pour publication, après avoir passé le filtre du service de presse de la Maison-Blanche. Il faut dire que depuis John Kennedy, aucun président n’avait été aussi photogénique et télégénique, à l’exception peut-être de Bill Clinton. Et depuis la même époque, aucun n’avait de la même manière activé les imaginaires. Pour Souza, c’est presque devenu une obsession, suggère-t-il. Partout où se trouve le président, il veut être présent. Au point, souvent, de frustrer les 3 ou 4 adjoints qui partagent sa tâche, en s’engouffrant comme seul témoin extérieur dans la moindre briefing que tient le président.