Mais pas leur spécialité: la dénonciation des élites accapareuses, corrompues et antidémocratiques a aussi sa place dans le discours de l’extrême gauche, avec, il est vrai, nettement moins de succès. Et c’est plutôt le rejet, lui aussi toujours plus explicite et décomplexé, des immigrés extra-européens et de l’islam, le discours sécuritaire et, souvent, la nostalgie d’un conformisme moral perdu qui semblent constituer le patrimoine distinctif de ces mouvements qu’on ne sait bien où placer sur l’échiquier politique. A droite, certes, mais quelle droite? Extrême, ultra, ou simplement conservatrice?
Le débat, parasité par la référence aux années trente, est malaisé. Le terme de «populisme», désormais revendiqué par certains de ces mouvements qu’il visait parfois à décrier, permet aux yeux de nombreux analystes de mieux rendre compte de leur dynamique propre et de les replacer dans leur vraie famille historique, qui n’est pas, malgré quelques accointances troubles, celle des fascismes.
C’est une famille large, où l’on peut avoir des convictions politiques opposées, des stratégies diverses, du jeu démocratique plus ou moins honnêtement joué à la tentation autoritaire, mais où l’on se rencontre sur un commun refus des médiations. Politiciens, intellectuels, magistrats, journalistes sont vus comme autant de traîtres prompts à s’interposer entre la volonté populaire, toujours unanime sinon très constante, et son interprète privilégié, le leader charismatique. C’est aussi une famille qui va mieux quand la démocratie traditionnelle est affaiblie.
Le diagnostic posé sur les populismes actuels dépend en bonne partie de l’analyse qui est faite de cette crise de la démocratie. Faut-il la lier à la construction européenne? Aux brassages culturels de la mondialisation? A une normalisation des oppositions politiques traditionnelles qui a fini par les gommer presque entièrement au profit de connivences accentuées par la technicité des débats?À l’inculture politique propagée par des médias de masse axés sur le scoop, l’émotion, la dénonciation et la personnalisation? Ou au transfert progressif du pouvoir effectif aux géants toujours moins contrôlés que sont les acteurs financiers et économiques globaux d’un monde en voie de dérégulation accélérée? À un peu de tout ça? Et si, finalement, la haine des élites n’était que la réponse du berger populaire au mépris affiché par la bergère élitiste pour ses valeurs culturelles et ses préoccupations quotidiennes? À moins que le grand péché de la bergère ne soit, justement, d’attiser en sous-main les croyances erronées du berger dans l’espoir, vain, de regagner ses faveurs? Sur ces questions qui continuent de se diviser, le point de vue de deux spécialistes, Guy Hermet et Damir Skenderovic.
Que faut-il entendre par «populisme»? Existe-t-il un consensus sur cette question?
On s’accorde en général sur trois traits majeurs. Les populismes s’organisent le plus souvent autour d’un leader charismatique qui se présente comme l’interprète des aspirations populaires. Ce premier trait, largement reconnu, est toutefois de moins en moins constant: la personnalisation de la politique a désormais gagné même les partis traditionnels et les populismes se distinguent de moins en moins sur ce terrain. Le deuxième trait est la haine des élites. Cette haine s’appuie sur des tendances très anciennes, qui parcourent toutes les sociétés et que les populistes savent attiser. Enfin, le populisme n’est pas une idéologie. Il peut se marier avec des idées de gauche, comme c’est par exemple le cas dans le Venezuela de Chávez, tandis qu’il est surtout en Europe le fait de mouvements qui se situent tout à droite de l’échiquier politique.
Plus qu’une ligne politique, c’est donc une rhétorique ou une méthode?
Il y a une rhétorique populiste, à laquelle recourent parfois des représentants de tous les partis. Mais le populisme est plus que ça. C’est une façon de voir le monde ou, plus précisément, de représenter le calendrier politique. Pour les leaders populistes, tout est simple: les enjeux de société, les réponses à leur apporter. Il suffirait, par exemple, de renvoyer les immigrés pour supprimer le chômage et la délinquance. Si cela ne se passe pas, c’est que les élites politiques compliquent, et surtout repoussent la réponse à ces problèmes simples. Cet élément temporel est central: la politique consiste en grande partie à définir des priorités et à planifier des stratégies qui se développent dans le temps. C’est toute cette démarche que les populismes décrient: ils légitiment l’impatience. C’est aujourd’hui leur aspect le plus antidémocratique car il discrédite, au bout du compte, l’action politique elle-même.
Y a-t-il des contextes historiques ou politiques qui favorisent le développement du populisme?
On le dépeint souvent comme un phénomène transitoire, lié aux réaménagements de la représentation politique, qui s’épuise lorsque la démocratie se consolide. C’est vrai pour ses premières manifestations: le boulangisme, par exemple, se développe en France au moment où la IIIe République a succédé à l’ordre autoritaire de Napoléon III dans un climat de scandales économiques et de corruption et il s’éteint très rapidement. Le populisme américain, né à la même époque, disparaît lui aussi au siècle suivant. Le populisme actuel est d’une autre nature: il est vain d’espérer qu’il va s’évaporer. Non seulement il est installé pour longtemps dans le paysage politique, mais il a déjà commencé à le contaminer. Si vous prenez, et ce n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres, la dernière campagne présidentielle française, il est évident que tant Nicolas Sarkozy que Ségolène Royal l’ont menée avec le mélange de simplification et de recours à l’émotionnel qui caractérise le populisme.
Le populisme aurait donc cessé d’être la manifestation d’une crise de la démocratie?
C’est plutôt que la démocratie traverse une crise destinée à durer. On évoque souvent, à cet égard, la construction européenne et le fait qu’elle dépouille les États de leur souveraineté. Mais il faut aussi tenir compte des réaménagements liés à la mondialisation. Avec, sur le plan économique, la précarité liée à la concurrence venue d’Extrême-Orient et surtout une profonde transformation des valeurs. Jusqu’ici, il était naturel de se sentir en sympathie avec ses semblables, par exemple ses concitoyens. Aujourd’hui, l’horizon a changé – non seulement il faut aimer les étrangers que les courants migratoires font venir de toujours plus loin, mais l’image du concitoyen est dégradée: il serait, par exemple, un franchouillard xénophobe et borné. C’est plus qu’une crise: une révolution.
La xénophobie, justement: ce n’est pas, à vos yeux, une composante du populisme?
Non. Le populisme, une fois de plus, n’a pas d’idéologie propre et les premiers populismes n’étaient pas particulièrement xénophobes. Aujourd’hui, tous les mouvements considérés comme populistes en Europe de l’Ouest ont repris le thème de l’opposition à l’islam et aux immigrants, même ceux qui étaient nés dans les pays scandinaves sur une base essentiellement antifiscale. C’est avant tout le résultat du déni qui continue d’être opposé aux problèmes réels liés à la présence en Europe d’une forte minorité musulmane dont les rapports à la politique et à la religion diffèrent fortement des nôtres.
Au fond, les populismes posent, pour vous, de bonnes questions.
Ont-ils aussi de bonnes réponses?
D’abord, ils ne posent pas que de bonnes questions: ils accréditent aussi des idées complètement fausses, comme celle, par exemple, que l’euro serait responsable de tous les maux économiques. Et la production de réponses réalistes – c’est-à-dire impliquant un programme à développer dans la durée, des concessions, etc. – ne les intéresse pas. Sur les questions liées à la mondialisation, par exemple, ils ont souvent des positions contradictoires: ils se réclament d’un modèle de société nostalgique où les petits producteurs nationaux prospéreraient à l’abri de la concurrence extérieure, mais, dans les faits, ils s’opposent en général à toute régulation de l’économie. Ils tendent donc plutôt à brouiller les problèmes à force de les simplifier. Ils empêchent par exemple un débat qu’il faudra bien avoir un jour. À l’exception de la France et de la Suède, tous les pays européens vieillissent rapidement: peut-on vraiment affronter cette situation sans recourir plus largement à l’immigration?
Mais quel est, au bout du compte, le but de leur action: la prise du pouvoir?
Contrairement aux fascismes auxquels on les a parfois comparés à tort, les populismes actuels ne visent pas à substituer un pouvoir autoritaire à la démocratie parlementaire. Ils se contentent si l’on peut dire de viser le pouvoir sur une population pour laquelle ils réclament une forme d’ultra-démocratie qui mettrait hors jeu les systèmes de représentation classiques. Au fond, ils opposent à la légitimité démocratique traditionnelle, dégagée des urnes au terme d’un processus compliqué, une autre légitimité émanant d’un peuple débarrassé de ses clivages sociaux et homogène sur le plan ethnique dont ils seraient les interprètes privilégiés.
Et les démocraties peuvent résister?
Les populismes sont susceptibles d’évoluer vers des formes moins extrêmes: il est probable qu’ils le feront s’ils se rapprochent du pouvoir. En attendant, ils devraient être l’occasion pour le système politique de se remettre en question: affronter, par exemple, les problèmes liés à la présence de l’islam en Europe et en revenir, sur le plan économique, à un certain protectionnisme. Il serait aussi souhaitable de mettre sur la table la question de la forme que doivent à l’avenir prendre les institutions démocratiques. ////////////////Sylvie Arsever/Le Temps