Hydromontaza, Maribor, Slovenia. Le sigle de cette compagnie slovène de services pétroliers est toujours visible à côté de la grille d’entrée, dans ce lotissement industriel situé à une quinzaine de kilomètres au sud de Tripoli. Mais ce n’est pas de l’assistance technique que les camionnettes des ex-combattants rebelles viennent demander ici.
À tour de bras, les «libérateurs» de Tripoli saisissent caisses de munitions et fusils mitrailleurs. Sur les caisses en bois kaki, le nom de l’expéditeur, une société ukrainienne, se répète à l’infini. Des fûts pour les missiles des «Orgues de Staline» sont alignés par terre. Des reçus traînent dans les placards: pistolets Beretta, kalachnikovs, fusils d’assaut… Les troupes kadhafistes avaient, sous la menace des frappes de l’OTAN, déménagé leur arsenal dans des entrepôts anonymes, désertés par les compagnies étrangères. Une montagne d’armes, sur laquelle les différentes brigades rebelles ont aussitôt fait main basse.
Les premiers stocks d’armes pillés ont évidemment été ceux de Bab al-Aziziya, la forteresse de l’ex-dictateur en plein centre de Tripoli, et ceux de ses forces spéciales, dont la fameuse 32e brigade de son fils Khamis, que les rebelles ont affirmé hier avoir tué dans le sud du pays. Mais ils ne reflètent qu’une partie du problème: partout, dans chaque quartier, le régime déchu avait truffé la capitale de planques d’armes.
Un cortège de Toyota pick-up surmontés de mitrailleuses, véhicules fétiches des ex-rebelles, s’arrête en trombe devant une école. L’information était bonne: dans les cuisines, des caisses de pistolets 9 mm s’entassent. Les voisins s’interrogent. Officiellement, personne ne savait: «Je veux bien les croire, lâche Mokhtar, un commandant autoproclamé de la brigade «Misrata». Les transferts d’armes se déroulaient sans doute de nuit, dans des véhicules civils.»
On reste ahuri devant les quantités: de tous les coins de Tripoli, le Comité militaire du Conseil national de transition (CNT, le nouveau gouvernement provisoire) reçoit les mêmes rapports. Une unité rebelle non identifiée aurait, selon des journalistes, récupéré des missiles antichars français Milan. «Résultat: tout le monde se retrouve armé jusqu’aux dents, s’inquiète un humanitaire. Et faute d’inventaire ou de traçabilité, ces découvertes sont la porte ouverte à tous les trafics.»
L’OTAN n’a pas attendu pour s’en inquiéter. Selon plusieurs sources, les pays alliés du CNT ont déjà demandé à leurs conseillers militaires présents à Tripoli de s’intéresser de très près à ces flots d’armes et de munitions. D’abord par inquiétude pour l’ordre public et la sécurité, en cette fin de ramadan rythmée, chaque nuit, pas des tirs nourris en l’air de mitrailleuses. Mais surtout par crainte d’un chaos futur et d’une prise de contrôle de ce juteux marché par des filières criminelles ou terroristes.
«Un seul mot résume tout: Al-Qaida», admet l’un des généraux du CNT, arrivé de Benghazi. Dans ce scénario du pire, la joie de l’été libérateur de Tripoli pourrait très vite profiter aux islamistes durs prêts à en découdre, tant en Libye que dans le Sahara. Un lien fait d’autant plus facilement que l’un des pontes de la coordination militaire du CNT, nommé responsable de la région de Tripoli, n’est autre que Abdelhakim Belhaj, ancien chef du Groupe islamique combattant (GIC) libyen, passé par l’Afghanistan et les prisons secrètes de la CIA (LT du 29.08.2011). Parmi les rumeurs qui prolifèrent à Tripoli, l’exfiltration d’armes vers la bande de Gaza est aussi évoquée: «Si rien n’est fait très vite, cette révolution va accoucher d’un grand bazar létal», s’inquiète Robin Waudo, du Comité international de la Croix-Rouge (CICR).
Les Libyens eux, ne le voient pas ainsi. Youssef, ophtalmologue employé un temps à la clinique de Bab al-Aziziya, le sanctuaire du régime désormais pillé et ouvert à tous (lire ci-dessous), croit que les armes referont vite surface si les nouvelles autorités font preuve d’équité et d’autorité. «Personne ne veut une nouvelle guerre, rassure-t-il. Qui veut garder chez soi des fusils ou des obus?»
Sauf que les faits sont têtus. Des quantités invraisemblables de munitions circulent. Les marchands d’armes qui avaient leurs habitudes en Libye savent ce qu’ils ont vendu. Plus la peur et l’appât du gain: «Il y en a, rien qu’à Tripoli, pour des dizaines de millions de dollars. Croyez-vous que les bons citoyens vont abandonner gratuitement ce magot mortel», questionne Redouane, étudiant et volontaire à l’hôpital central. Sans parler des questions qui fâchent: les risques de rivalités entre milices de quartiers, la bataille attendue pour le pouvoir au sein du CNT entre les différentes brigades rebelles, les querelles de chefs. Redouane s’écarte pour laisser passer un brancard. Une fillette à la joue arrachée par une balle perdue. «Cette révolution est une poudrière», lâche-t-il, ouvrant le passage aux infirmiers.//////////Richard Werly