À travers les siècles et après le feu destructeur, que ce soit à Londres, Paris, Montréal, Rome, Boston, New York, Berne, Munich, Bruxelles, Copenhague, Moscou, Tokyo, Lima, San Francisco, Bucarest, Toronto, Chicago, Lomé on a vite fait de désigner un bouc émissaire, choisir le coupable, fabriquer son ennemi. La main de Dieu lui-même autant que celles des rois et individus, les têtes des adversaires surtout, tout le monde pouvait être désigné coupable avec une facilité déconcertante que trop souvent, l’évidence et la contradiction finissaient par démentir, du fait même de la fragilité des preuves.
Londres d’antan et Lomé d’aujourd’hui ont ceci de particulier que les relations étaient tendues entre dirigeants et citoyens, en somme entre la couronne monarchique et le bastion républicain incontrôlable en soulèvements et protestations contre Charles II, le fils de Charles 1er –l’homme du 2 février dont la prise de pouvoir laissa déjà un traumatisme dont le bon peuple voulait guérir. L’impuissance, les lamentations et les cris des Londoniens devant le feu balayant leur rue commerciale ressemblent aussi à la consternation et aux pleurs des Loméens devant leur Assigan-mé parti en fumée. Rien ne permet donc de penser que les hommes et les femmes qui aspirent à gouverner un pays des temps modernes puissent conspirer à mettre le feu au cœur de la cité, au cœur de leur ville. À d’autres!
Dès lors, une prudence extrême se doit de présider aux enquêtes, compte tenu des moyens dérisoires dont le Togo disposait en matière de contrôle d’incendie : l’on ne peut être notoirement incapable devant la maitrise d’un feu destructeur et, subitement, devenir expert dans les enquêtes sur l’origine de ce feu ravageur sans susciter réserves et doutes sur ses intentions réelles. Et ces doutes, en principe, doivent profiter aux suspects, jamais pris en flagrant délit par les forces de sécurité par ailleurs; les résidus d’allégations ou de cocktails Molotov ne constituant pas des preuves hors de tout doute raisonnable.
Les arrestations opérées dans les rangs de l’opposition togolaise n’empruntent manifestement pas les voies de la prudence nécessaire dans les circonstances, et chacun s’en inquiète. Au premier chef, les citoyens togolais de partout très perturbés, mais aussi les responsables des partis politiques eux-mêmes. À l’exemple du président de l’Alliance pour la démocratie et le développement intégral (ADDI), le professeur Aimé Gogué, la transformation des enquêtes policières en une chasse aux opposants est claire, sans équivoque et même machiavélique :
« Vous aviez certainement appris les derniers évènements au Togo: arrestation de plusieurs personnes de l'opposition dont le secrétaire général de l'ADDI; perquisition sans mandat chez moi par une dizaine d'agents de forces de sécurité dont la majorité était armée de mitraillettes.
J’étais à Dapaong lorsque les évènements se sont produits à Lomé. J'ai passé près de deux semaines dans la région de Dapaong. Je suis rentré seulement hier soir. (…) Je trouve les gens du régime réellement machiavélique. Je ne crois pas qu'ils étaient venus me chercher: c'est juste pour laisser les gens interpréter à travers leur intervention que je serais probablement impliqué dans les incendies des deux marchés.
Une femme a été arrêtée ; son avocat n'a pu la rencontrer qu’après environ dix jours. Aucune accusation pour implication dans les incendies mais seulement qu'elle a fait la cuisine à des manifestants! Il est probable qu’Agbeyomé et son vice-président aient été arrêtés pour d'autres raisons non liées aux incendies (il faut encore prouver qu'ils soient coupables !). Mon secrétaire général et le responsable des jeunes de l'ANC ne sont pas impliqués dans les incendies; ce que l'on peut leur reprocher c'est qu'ils sont les organisateurs des jeunes et parmi les premiers responsables de nos manifestations: en les arrêtant pour cela alors que tout le monde a l'attention rivée sur les incendies, on fait croire qu'ils ont participé aux incendies. »
« Faire la cuisine à des manifestants » ou être organisateurs des jeunes en désespoir de cause et abonnés aux manifestations politiques qui ont la vie facile au Togo, ne peuvent valablement pas constituer des motifs d’arrestation ou d’inculpation devant un drame aussi important que les derniers incendies de Lomé et de Kara. Les origines de ces flammes destructrices peuvent paraître douteuses, voire criminelles. Mais, le doute ne fait pas des criminels. Le doute se doit d’être toujours raisonné et pouvoir extraire les suspects de toute vindicte populaire, et encore plus, soustraire les citoyens à l’oppression de tout État qui ne veut pas se faire catégoriser policier, radical ou totalitaire. Un État loup pour ses propres citoyens? Non! Le Togo et les Togolais ont besoin d’une autre image, d’une autre réalité…
Nommer un médiateur national au Togo
Il est vrai que des pressions énormes font effet sur le gouvernement togolais qui a fini par présenter quelques menus fretins de preuves à l’opinion nationale et internationale. Preuves, témoignages et déclarations plausibles mais tout aussi insignifiants, en plus d’être recueillis dans des conditions opaques et inacceptables, pour justifier la mise en détention des adversaires politiques de haut rang, dans un pays à la réconciliation difficile comme le Togo. On s’attendait à mieux!
À Lomé, la capitale togolaise, plus personne ne rit. Les mines sont renfrognées, les regards hébétés, les propos colériques devant l’ampleur du drame initiatique national du feu. Déjà, le pays figure en peloton de tête des États aux citoyens les plus « tristes » au monde; voilà que les adversités politiques y sont devenues plus acerbes. Tout à fait le contraire du rapprochement à tout prix qui doit être envisagé en pareille circonstance. Les arrestations intempestives et les accusations faciles font davantage penser au règne permanent d’un état d’exception qui fait plus mal au Togo qu’il ne sert ses plus hautes autorités sur l’échiquier national et international. De chagrin et de désespoir davantage que de maladies, les Togolaises et les Togolais meurent aujourd’hui de partout où ils se trouvent.
Il est alors grandement temps qu’un médiateur national consensuel soit nommé au Togo. Tellement, les extrémités togolaises ont un urgent devoir de se rapprocher. C’est aussi ce qui s’exprime dans autant d’agressivité et de pugnacité sous-jacentes à la pratique politique togolaise. Rien dans la confrontation actuelle comme à travers celles déjà programmées –les législatives de mars 2013 notamment, ne met le Togo à l’abri d’une cassure généralisée encore plus dommageable au fragile tissu social du pays. L’adversité qui s’amplifie à Lomé entre les acteurs politiques est porteuse de ce danger et de biens d’autres qu’un médiateur national consensuel, indépendant et de haut rang aiderait à circonscrire...
Au Togo, toutes les occasions doivent être saisies et mises au profit de la réconciliation nationale; des occasions plus dramatiques jusqu’aux plus banales des situations. Il est malheureusement clair qu’une dérive s’installe au Togo où le verrou du respect de l’adversaire politique a littéralement sauté dans la gérance particulière de l’incendie du Grand Marché de Lomé. Sous cette auspice, les droits fondamentaux comme le droit de ne pas être obligé de répondre à des questions à moins d'être légalement assigné ou encore le droit à l'assistance d'un avocat ont été malmenés avec une froideur jamais inégalée et un cynisme revanchard particulièrement déroutant.
La légitimité d’un pouvoir est aussi conférée par l’opposition
Il va sans dire que la solution est probablement ailleurs que dans les arrestations et les détentions qui n’épargnent même pas des dignitaires comme l’ancien Premier ministre et ancien Président de l’Assemblée nationale, Gabriel Messan Agbéyomé Kodjo, à plus forte raison les seconds couteaux et autres suspects faciles à désigner chez ces adversaires politiques. D’autres dignitaires, parlementaires, ministres, chefs de partis politiques tomberont-ils bientôt dans les nacelles de la diabolisation démesurée des adversaires, engagée sous l’emprise et le prétexte du feu du Grand Marché de Lomé?
Décidément, le Togo a besoin d’être assumé autrement. Les actes du destin ambigu que traverse actuellement le pays ébranlent plusieurs citoyens, plusieurs d’entre nous; et ces actes portent réellement atteinte à la conviction des uns et des autres qu’un autre Togo réconcilié et résolument démocratique est possible. Il est en effet paradoxal que les adeptes de la méthode forte aient négligé de calculer le coût de leur option du démantèlement des avancées démocratiques au Togo. Ce coût d’opportunité politique est réel et très élevé : la conversion du pays en un Togonistan négationniste des droits humains, en tant que résultat des attaques aussi virulentes et sans limite contre leurs adversaires politiques, désignés et bien connus avant le feu destructeur de Kara et de Lomé.
Partout, l’opposition politique –que l’on ne choisit pas toujours, fait partie de la démocratie, forte ou naissante. L’opposition politique fait même partie de la légitimité du pouvoir en place au Togo. C’est pourquoi en adoptant la méthode facile, à courte vue et avantageuse pour elle consistant à détourner la critique sur l’État et ses insuffisances diverses, la nomenklatura du pouvoir présidentiel togolais est en train de miner son autorité et sa propre crédibilité face à ses adversaires, et contre une horde d’avocats dirigeants du Collectif Sauvons le Togo qui pourtant était prêt pour le dialogue politique d’avant les législatives. Restent toujours à en déterminer les modalités satisfaisantes pour tous. La solution, la grande trouvaille, n’était donc nullement dans l’arrestation sans retenue des citoyens adversaires politiques. Le Togo doit poursuivre son chemin vers sa réconciliation effective et avec son opposition politique…
Libérez-les tous et toutes! Redoutables adversaires politiques qu’ils sont, ces hommes et femmes, vieux et jeunes, sont plus utiles au Togo dans les rues de la cité que dans les geôles d’un vicieux Togonistan que nul ne voudrait voir s’installer sur la Terre de nos Aïeux. Libérez-les!