Le peuple crie, le peuple pleure. Il crie et pleure. Pleure les blessures, les meurtrissures, les deuils faits et non encore faits, ou craints. Lui, oreilles et yeux fermés, il heurte brutalement plutôt qu’il ne répond :
Mon père a été roi. Je rêve d’être empereur !
On lui dit d’heure en heure, le peuple meurt. Ne cherche pas à le heurter davantage. Les horreurs accumulées durant le règne de ton père et durant ton règne dépassent la mesure humainement supportable, reviens à des valeurs. -C’est quoi, dit-il, valeurs ? Mon père a usé de terreurs pour être roi.
Mon père a été roi. Je rêve d’être empereur !
On se rapproche de lui, croyant pouvoir l’attendrir : partout dans ton royaume, dans toutes les murailles ou presque, des familles entières, les marmailles se plaignent du pain, de la vraie paix que tu leur as…
« Que je leur ai quoi ? Même si seul ici, je demeure, ceux qui n’acceptent pas mon règne dans toute sa grandeur, me verront à toute heure
Mon père a été roi. Je rêve d’être empereur !
Tu veux qu’on te dise pourquoi tu veux être empereur ?
Ce n’est pas seulement par crainte de ne pas être aux places d’honneur.
Mais tu mérites de subir le sort des malfaiteurs, de rendre compte de tout ce dont tu es débiteur. Tu en es conscient dans ton for intérieur. Et tu as fait voter des lois par des législateurs qui portent tes couleurs.
Il se tait, quelque peu songeur, puis clame crâneur :
Mon père a été roi. Je rêve d’être empereur !
On lui dit : Si on te garantit ton mil ou ton blé et même ton beurre que tu n’as jamais gagnés à la sueur de ton front, si on te rassure de tes heures de rendez-vous joyeux avec tes nombreuses maîtresses… Il secoue la tête, l’air boudeur.
Le peuple lui dit qu’il n’aperçoit aucune lueur d’espoir, que partout s’installe la laideur, surtout celle de beaucoup de cœurs, qu’il faut bien que cesse cette progression du malheur. Mais lui, d’un air moqueur répond :
- Ce qu’il faut arrêter, ce sont les marcheurs, empêcheurs de tourner en rond.
Mon père a été roi. Je rêve d’être empereur !
Comme les gens ne semblent pas le prendre au sérieux, goguenard, il clame : Mes adversaires croient-ils que par leur nombre grandissant, au pays et dans la diaspora, ils pourront constituer un rouleau compresseur qui renverserait et écraserait le mur mythique, complexe multiple, protecteur que mon père a érigé, puis moi après lui en un demi-siècle ?
Mon père a été roi. Je rêve d’être empereur !
Justement, lui dit-on, ce demi-siècle de douleurs pour la plupart de vos concitoyens, demi-siècle de terreur, demi-siècle d’horreur, demi-siècle diabolique inauguré par l’acte barbare d’un tirailleur…
- Quoi ? Vous insultez mon géniteur ? Vous l’appelez tirailleur et vous le traitez de tueur sanguinaire. Tirailleur, mon père ? Si vous donnez dans les insultes… ! Je sais qu’il était…
- Inculte ?
- Non ! Ce n’est pas cela que j’ai voulu dire. Bon ce sont les colonisateurs qui les ont baptisés tirailleurs, lui et ses compagnons pour rigoler un peu lorsqu’ils étaient de bonne humeur. C’est rigolo, non ?
- Aussi rigolo que lorsque dans une république un chef d’État, auteur intraitable de coups d’État répétés, trouve géniale la formule magique de se faire succéder par sa progéniture.
Mais, quoi que l’on dise, rigolo ou pas, il ne cesse de répéter, pour qu’on l’entende bien, usant d’un haut-parleur :
Mon père a été roi. Je rêve d’être empereur !
- Mon père n’a jamais eu peur. Mon père est un héros. Ceux qui le défiaient risquaient gros. Les gens qui marchent et qui crient ne m’impressionnent guère.
- Tu es donc de la lignée de ton père ? Lignée alourdie par toutes sortes de laideurs
- Quoi que l’on dise, je me considère comme de sa lignée à cent pour cent. C’est pour cela que le royaume m’a été confié. Je le revendique volontiers. Si je suis menacé, je n’hésiterai pas à écraser ce peuple brailleur.
Mon père a été roi. Je rêve d’être empereur !
- Ton père avait donc eu raison d’écraser ceux que tu appelles « brailleurs » !
- Les brailleurs, les marcheurs, les comploteurs, les déstabilisateurs, les fauteurs de troubles, les guerroyeurs, les planificateurs d’attentats, les rêveurs, les crieurs, les gêneurs…
- Euh…euh… Pense un peu à ce qu’on dira aujourd’hui ou demain de ton père et de toi. La même rime en « eur » ! Arracheurs de dents, de langues et de cœurs, buveurs de bouillie de chair humaine, broyée sous les chars et les tracteurs, briseurs de vie et de toutes les envies, arnaqueurs, accapareurs des terres, des propriétés, de marchés, créateurs de vide, camionneurs, convoyeurs de nos richesses du sol et du sous-sol aux prédateurs. Et les allumeurs…
L’affaire des incendies de marchés a pris une ampleur, telle que le prétendant empereur ne souhaite pas en parler. Surtout depuis que, par une erreur monumentale, ceux qui avaient l’habitude du montage vénal, avaient cru avoir trouvé le bouc émissaire idéal. Une révélation de ce dernier, innocent accusé et injustement emprisonné, dans un confessionnal, qui pour la conscience, vaut plus que tribunal ; on a les preuves sur les menteurs et sur les vrais auteurs. Il intervient, intempestif, non sans frayeur :
- Le confesseur, ce prêtre, pour moi, n’est plus en odeur…
- De sainteté, dis-tu ?
- Qui l’a élu ? Il fait partie des comploteurs !
- Monseigneur ?
- Quel seigneur ? Il y a d’autres seigneurs, je veux dire d’autres évêques. Et même le pape, lui empereur des catholiques du monde entier, lui Souverain Pontife qui me traite en Souverain. J’ai sa bénédiction et sa faveur.
Mon père a été roi. Je rêve d’être empereur !
- Ton père, pour être roi, a semé partout l’effroi, transformant en instrument d’horreur, ici objet de rejet, ce que l’on regarde avec respect, l’armée, corps de fierté et d’honneur ailleurs, en épouvantail synonyme de deuil…Si tu deviens empereur, ce sera donc dans un empire de terreur. Ou, avec ta bande au pouvoir, vous serez bradeurs d’empire. On vous sait déjà bonneteurs.
Il n’écoute presque plus rien de ce que disent ses concitoyens. Il ne supporte pas ce ton qu’il déclare accusateur.
Mon père a été roi. Je rêve d’être empereur !
- Si ton père a été voleur, voudrais-tu être pilleur, braqueur ?
S’il a confondu hommes et bêtes sauvages, privilégiant ces dernières au détriment des premiers, tout au long de son règne aux actions meurtrières, voudrais-tu être coupeur de têtes, en tout le dépassant, surtout en actes sanglants ? N’as-tu pas juré d’être différent de lui et même meilleur ?
Il daigne répondre encore à ceux qui l’implorent de dégager pour mettre fin au danger qui guette le pays. Délirant, de toutes ces forces il crie
Mon père a été roi. Je rêve d’être empereur !
Sénouvo Agbota ZINSOU
Munich, Allemagne
●14 décembre 2019●