Pourquoi une biographie de Gandhi? Parce que l'Inde indépendante a 60 ans? Je n'ai même pas pensé à cet anniversaire! J'ai toujours choisi, pour mes biographies, des hommes ayant changé le monde par la force de leur esprit: Sigmund Warburg, inventeur de la finance moderne; Blaise Pascal, inventeur de la mathématique moderne et, à mon sens, de la littérature française moderne; et, bien sûr, Karl Marx. J'en cherchais un ailleurs qu'en Occident. La plupart des grands hommes ont changé le monde par leur action, Gandhi l'a fait par ses idées.
Comment l'avez-vous «rencontré»? C'est Martin Luther King qui m'a amené à Gandhi, bien avant que je découvre l'Inde. Il m'a fait réfléchir sur la non-violence. Plus tard, Nelson Mandela m'a parlé de lui dans sa période sud-africaine. Gandhi était son maître à penser, il lui a appris le courage de ne pas se rebeller en prison, à trouver sa force intérieure par ses techniques de méditation, de recherche de soi et d'espérance. Il s'identifiait à lui.
Gandhi est-il important aujourd'hui? Oui, essentiel! Même si l'Inde l'oublie. Lors de mes premiers voyages là-bas, il y a vingt ans, j'ai été surpris de voir que très peu de gens s'intéressaient à Gandhi. Il est pour beaucoup une icône abstraite, embarrassante.
Pourquoi ce décalage? Gandhi considère que l'Inde doit se construire une identité, qu'elle n'en a jamais eu, étant vaguement hindouiste et musulmane, puis anglaise - Gandhi lui-même a été très anglais, et il y a sans doute une part de haine de lui-même dans sa volonté de construire l'identité de l'Inde par la négation de l'Occident. Il en sort une apologie de la ruralité, du végétal, du jeûne, avec, donc, une négation totale du modèle occidental, du désir, de l'industrie. Il voit l'Inde comme un corps dénudé par ses ennemis à couvrir d'un tissu qui lui soit propre.
L'Inde n'a pas été fidèle à cette leçon... Elle a puisé en lui l'objectif d'une immense fierté nationale, un refus de l'humiliation, mais pas les moyens qu'il propose pour l'atteindre.
Quel est, alors, son véritable apport? Gandhi a été le créateur de l'identité indienne, dispersée entre 450 principautés et plus encore de langues et de dialectes. Il donne sa réalité à une nation. Il le fait grâce à une célébrité acquise, par les médias, dès ses luttes pour les droits des Indiens émigrés en Afrique du Sud. En Inde, il fait tout pour attirer l'attention: des grèves spectaculaires, la photo majeure, pensée sinon posée, lors de la Marche du sel, les jeûnes, les voyages, etc. Il est certainement le premier, avant Hitler, à utiliser les médias, la polémique, le débat et, surtout, l'image. Vêtements traditionnels, pieds nus, bâton, lunettes bizarres... tout cela est construit, il invente une silhouette qui incarne l'Inde, l'Inde, qu'il faut vêtir à l'indienne, pour qu'elle soit plus qu'une copie de son maître. C'est un grand tacticien, aussi. Il déclenche des grèves contre l'industrie du textile... qui le finance. Et elle paie quand même, parce qu'elle a besoin de l'indépendance et qu'il en est l'acteur majeur.
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Quel est son rôle dans ce choix de la démocratie, issue d'un Occident qu'il rejetait? Il avait un très grand respect pour les partis politiques, même s'il en était distant. La démocratie était pour lui un choix évident. L'Indien Amartya Sen, Prix Nobel d'économie, rappelle que la démocratie est une idée non pas occidentale, mais indienne, avec la recherche du consensus par le débat. Surtout, Gandhi incarne la nation, la mère, par ses jeûnes, par le sacrifice absolu. Et, par le rouet, il symbolise un mode de vie absolument spécifique. L'Inde, sans lui, aurait explosé dans les années 1930 ou 1940. Il est le barycentre des forces politiques.
Par son charisme? Oui, une force extraordinaire qui pousse même des gens qui n'ont rien à gagner à son action à le suivre aveuglément. Il écrit beaucoup, rit sans cesse, rayonne, crée dans un petit groupe ou dans une foule un état de jubilation. C'est un petit homme qui rit, affirme qu'il dit la vérité et se pose en martyr. «Je dis la vérité, venez avec moi et, sinon, je vais mourir pour vous.»
C'est Jésus! Moins le langage universel - il ne s'adresse qu'aux Indiens, même pas aux Noirs, quand il est en Afrique du Sud - avec en plus une rouerie tactique que n'avait pas Jésus... Le Christ, sur lequel il a écrit un texte passionnant, l'impressionnait beaucoup. Et puis Gandhi avait le goût du martyre: l'idée de mourir assassiné lui plaisait beaucoup. Il aurait signé pour la mort qui fut la sienne: au sommet de sa gloire, assassiné, et l'Inde existe. Mais il aurait peut-être préféré mourir un peu plus tôt, pour ne pas voir la partition. De 1920 à 1945, l'Inde, c'est Gandhi.
Et Nehru? Nehru et Gandhi: le premier, venu d'une haute caste, forge une Constitution pour le pays; le second, venu d'une caste inférieure, en est l'ADN. Gandhi, c'est une étoile éclairant l'utopie qu'est l'Inde.
Y a-t-il un malentendu entre l'Inde et lui? L'histoire du pays, c'est être d'abord orphelin de Gandhi, le garder une quinzaine d'années comme père de la nation, puis s'en éloigner tout en l'idolâtrant. Comme Marx, il existe plus par le schématisme de ses disciples, par la vulgate gandhienne que par son œuvre réelle, mal connue. Cet enseignement simplifié est fondamental dans la constitution d'une élite juste après l'indépendance.
Pourquoi est-il moins nécessaire ensuite? Parce qu'il embarrasse! Pour construire une puissance nucléaire, la non-violence gêne. Le rejet de la modernité gêne pour développer le pays. Quand on veut une industrie, Gandhi gêne. Mittal, c'est l'inverse de Gandhi, l'homme du rouet.
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Avez-vous lu l'autobiographie de Gandhi? Oui. C'est un texte essentiel, mais très décevant, chronologiquement incomplet et qui s'attarde sur des questions de cuisine, de jeûne. D'innombrables biographies, pour l'essentiel hagiographiques, ont été écrites... Son petit-fils vient d'en publier une, riche d'anecdotes. Il y a d'ailleurs un regain d'intérêt, en Inde, pour le personnage historique de Gandhi. La mondialisation, qui menace l'identité indienne, lui donne raison.
L'homme Gandhi vous a-t-il déçu? Il est immense. On ne comprend rien au monde d'aujourd'hui si l'on ne comprend pas le monde vu par Gandhi dans la première moitié du XXe siècle. Il incarne l'humiliation de presque toute l'humanité par une poignée de Blancs, symbolisée par la scène où il est jeté du train à son arrivée en Afrique du Sud. C'est l'Histoire telle que l'a vécue l'immense majorité des humains, mais pas nous, les Occidentaux: nous sommes du côté des humiliants, confrontés aux héritiers des humiliés. Il est «l'éveilleur des humiliés». Et, en cela, il annonce le siècle qui commence et ses menaces, en même temps que ses réponses (non-violence, identité, etc.). En tant que personne, Gandhi est un monstre, comme tous les grands personnages. Sa monstruosité est d'abord dans sa rouerie, dans sa capacité à utiliser les uns contre les autres, à manipuler ses amis, à se servir de la vérité de façon brutale. Gandhi, c'est le roué et le rouet! Ensuite, il y a l'ambiguïté sexuelle de Gandhi: il fait très tôt l'apologie de la continence, mais vit souvent avec deux ou trois femmes, toujours jeunes, et dort parfois avec elles, tous nus. C'est une épreuve qu'il s'impose, mais il cède assez souvent, et s'inflige ensuite un jeûne en pénitence!
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La modernité de Gandhi, est-ce l'importance donnée aux humiliés? Oui. Le moteur de l'Histoire n'est plus l'argent ni l'exploitation par l'argent, c'est l'humiliation. Il nous amène à considérer que notre monde, celui de Ben Laden et de bien d'autres, est l'héritier de millénaires d'humiliation, dont trois siècles par la faute de l'Occident. Mais, en prônant la non-violence comme réponse, il est plus que moderne, il est d'avant-garde. La réponse de l'humilié, pour Gandhi, est non pas d'aller prendre la richesse de l'humiliant, mais de retrouver ses racines pour se séparer de lui; être différent, pas rival. C'est le cœur de sa pensée et c'est très moderne: si chacun est rival de chacun, la violence est partout. Donc, la non-violence passe par la différence.
Il prône l'autosuffisance: est-ce compatible avec la mondialisation? Difficilement! Il veut inventer et protéger la différence. Cela passe aussi par le refus de l'échange.
Les altermondialistes sont-ils les héritiers de Gandhi? Oui. L'altermondialisme recommande un gouvernement mondial, une justice sociale planétaire, etc. On peut se servir de Gandhi pour dénoncer les dangers de la mondialisation et vanter le retour aux identités nationales, mais le Mahatma ne veut pas s'éloigner du modèle occidental pour construire un monde différent, il veut seulement bâtir l'Inde. Son sujet, pense-t-il, c'est l'Inde, jamais le monde. C'est en fait l'humanité, dont il pense la condition.
Et l'écologie? Gandhi est un écologiste fanatique depuis son enfance. Le mot qui me vient le plus souvent sous la plume, c'est «végétal»; Gandhi est un «vert», au sens premier du terme. Il est pour l'agriculture la plus pure, pour le coton qu'il porte, pour la nourriture qu'il mange. Il en fait sa marque dès son premier voyage à Londres, puis celle de l'Inde. Son écologie est plus que politique, elle est identitaire.
Quelles leçons laisse-t-il? Un homme seul peut changer le monde par ses idées. La violence n'est pas la seule attitude possible de l'humilié. Il pose les questions fondamentales du lien entre identité et uniformité et entre humiliation et non-violence: la question du terrorisme est là. Mais il en laisse une autre sans réponse: y a-t-il une défense de l'identité qui ne soit pas une apologie de l' «arriérisme»?
Comment s'intitulera cette biographie? Gandhi ou L'Éveil des humiliés.
Christophe Barbier et Marc Epstein, L’Express, «Gandhi est d'avant-garde»