Profil
Pierre S. Adjété
Pierre S. Adjété
Né à Lomé, PSA a fait ses études au Togo, au Gabon et au Canada. Économiste, administrateur et essayiste, PSA est un partisan assumé du «Grand Pardon» et un adepte de l’Éthique dans l’espace public; il est un acteur engagé dans des initiatives citoyennes et républicaines.




Et voici Yao Paul Assogba, pour sa semence d'émotion à la simplicité de l'homme qu'il avait bien connu: Jean-Marc Éla, le philosophe, l'utopiste, le réaliste, l'orateur fécond devenu l'ami de la famille... avec des souvenirs poignants.


À mon cher grand'frère Jean-Marc Éla
Mon cher grand’ frère Jean-Marc, Tu avais choisi de quitter Montréal au Québec dans l’Est canadien au bord de l’Océan Atlantique, pour continuer ton exil à Vancouver en Colombie-Britannique dans l’Ouest du Canada au bord de l’Océan Pacifique où, quelques temps après, tu avais été hospitalisé. Anne-Sidonie m’informait régulièrement de l’évolution de ton état de santé. Lorsque l’heure était devenue grave j’espérais avec toute ma foi en Dieu qu’un miracle se produirait et tu recouvrerais la santé. Et quand Anne Sidonie m’avait téléphoné pour me dire : « Le père est parti le 26 décembre 2008 au petit matin », j’ai été envahi par une profonde tristesse et un grand désarroi. Mon réflexe a été d’aller me recueillir sur la tombe de ton cher ami Lani au cimetière Saint-Rédempteur non loin de mon domicile. ////Mon cher grand’ frère Jean-Marc, Notre première rencontre a eu lieu en janvier 1995 à Cotonou au Bénin lord du 1er Colloque de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF) en Afrique noire. Ce premier contact a été très fraternel à tel point que spontanément je t’avais appelé grand’ frère Jean-Marc, appellation que je garderai durant tes treize années d’exil au Canada, et de ton côté dès lors que je t’avais appris que mon nom chrétien a été mis entre parenthèses par la politique d’authenticité du gouvernement togolais dans les années 1970, tu m’avais désormais appelé Paul. Saint-Paul, m’avais-tu signifié, était un grand théologien. En janvier 1995, j’ignorais que je te reverrais à titre de principal conférencier à l’Université du Québec à Hull (aujourd’hui Université du Québec en Outaouais), à l’occasion d’un autre colloque organisé cette fois par l’Association internationale de pédagogie universitaire (AIPU) au mois d’août de la même année. Au terme de ce colloque, tu avais demandé l’asile politique au Canada, ta vie étant menacée au Cameroun. Spontanément et avec un réel plaisir, je t’avais offert de venir demeurer chez moi, le temps que les formalités administratives de demande d’asile soient complétées. C’était un événement grave et tu m’avais demandé expressément d’en informer Célestin Monga et Achille Mbembe qui résidaient, à l’époque, respectivement à Boston et à Philadelphie où ils enseignaient au MIT Sloan School of Management et au Departement of History, Univesrsity of Pennnsylvania. Ils nous rejoignirent chez moi à Hull, près d’Ottawa, le 22 août 1995. Nous avions consacré la nuit pour écrire le Mémorandum au sujet des menaces de mort dont tu étais l’objet et qui avaient occasionné ton départ forcé du Cameroun. C’était ainsi que nous avions lancé un appel urgent à toutes les personnes, aux chercheurs et universitaires de bonne volonté, aux pays amis de l’Afrique et aux organisations internationales pour qu’ils se mobilisent afin de te protéger car ta vie était menacée par le régime camerounais. /////Mon cher grand’ frère Jean-Marc, Durant tes treize d’exil, ma famille et moi-même avions eu l’immense privilège d’avoir été proches de toi au point d’être devenu pour nous un oncle, un grand’ frère, un ami, un guide spirituel, un maître à penser. J’ai été personnellement privilégié d’avoir partagé avec toi la vie quotidienne parsemée de joie et de peine, de moments de bonheur et de tristesse, de méditation, de stimulation intellectuelle dans nos conversations sur l’Afrique, le monde et sur la condition humaine, etc. Tu m’as fait cheminer dans la bonne direction de la vie ici-bas. C’est le plus précieux des héritages que tu m’aurais laissé, cher grand’frère Jean-Marc. /////Mon cher grand’ frère Jean-Marc, Tu m’as positivement et profondément marqué par ta grandeur dans la simplicité, ta grande capacité d’adaptation aux différentes circonstances, ton sens aigu d’observation, ta grande qualité d’écoute, l’aptitude que tu avais de traduire une idée ordinaire en une pensée extraordinaire. À ton arrivée au Canada, tu avais pour bagages une très petite valise contenant tes effets personnels et trois grandes valises remplies de livres dont le poids de chacune avait nécessité l’union des forces de deux personnes pour les placer dans la voiture. Peu importait la saison et la température, dans un pays comme le Canada reconnu pour ses étés chauds et courts, et ses hivers extrêmement froids, rigoureux et long, tu étais toujours vêtu de boubou, ce qui m’inspira d’ailleurs le titre de mon livre : Jean-Marc Éla. Le sociologue et théologien Africain en boubou, Paris, L’Harmattan, 1999, dont la relecture récente a fait dire à Célestin Monga qu’il s’agissait de ton testament. Le matin, en guise de petit déjeuner, tu buvais un verre de lait et mangeais des fruits. Tu appréciais les mets togolais et les mets typiquement québécois, notamment la tourtière et la tarte aux bleuets de la région du Saguenay-Lac Saint Jean. Tu savais aussi apprécie la beauté de la nature du printemps, de l’été, de l’automne et de l’hiver canadiens. Tu aimais marcher en raquettes, un sport d’hiver typiquement canadien. La première fois tu avais souligné le génie créateur et pratique des Amérindiens de se déplacer sur la neige. Tu soulignais la beauté des bouquets de neige sur les branches des arbres et la merveille des feuilles multicolores de l’automne canadien. De retour à la maison, tu me dictais parfois les idées que nos marches dans les bois t’avaient inspirées. Mon cher grand’ frère Jean-Marc, La grandeur de ta simplicité et ton amour, ton écoute attentive et tes paroles porteuses d’espoir avaient fait de toi une personne très significative pour les jeunes, qui d’ailleurs, te considéraient comme leur ami. Quand j’ai appris ton décès une jeune Québécoise, parmi tant d’autres jeunes, qui avait bénéficié de ta qualité d’ écoute dans sa quête de sens, elle m’a fait parvenir le témoignage suivant. Jean-Marc Éla, Philosophe, penseur, utopiste, réaliste, conscient, consciencieux, pacifique, accueillant, aidant, bienfaisant, intègre, dévoué, amoureux de la vie, chaleureux, grand travailleur, motivé, motivant, persévérant, déterminé, courageux. Cet homme fit et fait encore briller l’Afrique, l’Amour, et la Vie dans l’âme de tous ceux qui l’ont un jour rencontré. Excellent orateur rempli de sagesse et d’écoute, il apporte foi à l’humanité. Cet homme, si simple qui figure parmi les bienfaiteurs de ce monde mérite grandement notre reconnaissance et notre gratitude pour ses efforts quotidiens à rendre notre quotidien collectif meilleur. Merci Jean-Marc Éla pour tout ce que tu as fait pour nous dans ta vie. C’est grâce à des gens comme toi que plusieurs d’entre nous marchent encore debout. Nous tous qui avons eut la chance de te connaître continuerons notre marche à tes côtés en écoutant ton cœur nous parler, en ressentant la paix que tu prônais et en cultivant le jardin que tu as créé. avec autant d’ardeur et d’espoir que nous en sommes capables. Paix à Jean-Marc Éla qui le mérite amplement. Merci pour la Vie. Katy Pilon, Gatineau, Québec, Canada, 12 janvier 2009. Très tôt, mon fils Lani, alors âgé de 13 ans, s’était lié d’une grande amitié avec toi. Au moment de son décès en novembre 2000, tu étais en mission d’enseignement à l’Université Louvain-La-Neuve (Belgique). Tu nous avais envoyé par courriel ton texte d’hommage dont je reproduis ici quelques extraits. Mon cher Lani, Je t’écris dans les larmes et la révolte. Toute la nuit je n’ai pas fermé l’œil. Cette nuit, je me suis rappelé que je te répétais souvent : Lani tu as l’avenir devant toi. J’avais décidé de faire route avec toi pour t’accompagner sur ton long chemin. Je rêvais que tu mettes au monde le meilleur de toi-même. Ce que tu portais dans cette quête absolue qui t’habitait au plus intime de toi-même à travers ton expérience mystique dans le silence du désert au cours de ton voyage en Tunisie. Car, au fond, Lani c’est cela qui t’identifiait parmi les jeunes de ton âge et de ton école. Tu me disais : «moi je suis un humaniste», et c’est vrai. Cette nuit, en relisant l’Évangile de Celui qui a vaincu la mort, comment oublier ton texte qui pour moi est le testament que tu nous laisses? Vraiment, tu es passé trop vite. Mais, pour toi Lani, le jour se lève pour les matins neufs d’une terre nouvelle. Tu as pris le chemin d’éternité. Cours vite Lani. Va à la rencontre du Seigneur. Le vieux monde est derrière toi. Je t’aime. Jean-Marc Éla, Louvain-La-Neuve, 15 novembre 2000 À ton retour de la Belgique, tu étais allé te recueillir sur la tombe de Lani. Ce recueillement t’avait inspiré l’épitaphe gravée sur sa pierre tombale : Lani Assogba (1982-2000) UNE SEMENCE POUR LA VIE

Engelbert Mveng
Engelbert Mveng
Mon cher grand’ frère Jean-Marc, Durant tes treize années d’exil au Canada tu n’avais jamais tourné la page sur l’Afrique. Bien au contraire, tu portais l’Afrique avec toi. Quand tu célébrais la messe chez moi, tu faisais les rites avec les « moyens du bord » : la calebasse pouvait servir de calice et le pain de maïs pouvait servir d’hostie. Une fois, tu m’avais dit que tu portais la soutane de ton Ordination en 1964. Des journées entières, nous échangions sur divers sujets : les conditions de vie misérables dans lesquelles se trouvaient toujours les populations africaines, les régimes de dictature, l’Autre développement de l’Afrique à partir des innovations sociales des « gens d’en bas », des savoirs populaires et scientifiques, des jeunes, de la théologie « sous l’arbre », de la condition humaine et de l’humaine condition, etc. Durant ces moments privilégiés, je me retrouvais dans une microsociété sans école dont d’Ivan Illich parlait déjà dans les années 1970. Il nous arrivait de prendre part aux débats concernant l’Afrique, en publiant des textes dans le journal Le Devoir comme en témoignent les deux articles très significatifs suivants : Jean-Marc ÉLa et Yao Assogba et « La politique africaine de la France sous Mitterrand. Précarité des rupture et continuité du néocolonialisme français en Afrique noire », 1) Le Devoir, Montréal 28 janvier 1996; 2) « Désenchantement démocratique en Afrique. La Francophonie à l’épreuve », Le Devoir, Montréal, 1er avril 1996 Tu estimais que les problèmes de l’Afrique représentaient un défi pour la pensée et l’action, qu’un tel défi interpellait les intellectuels Africains de la diaspora. C’était dans cette perspective qu’en novembre 1995, tu avais pris l’initiative de réunir un groupe d’universitaires et de chercheurs africains d’Amérique du Nord et d’Europe à l’Université du Québec à Hull (Québec) pour créer le Forum des intellectuels africains de la diaspora (FIAD). Les principaux objectifs de ce Forum définis dans la Déclaration de Hull stipulait que le FIAD se voulait un rassemblement des intellectuels africains dispersés dans cette partie du monde et se fixait entre autres, les objectifs suivants : Redéfinir le rôle des intellectuels africains de la diaspora en assumant l’héritage des générations qui au cours de l’histoire moderne et contemporaine n’ont cessé de réfléchir collectivement et de manière critique sur le destin de l’Afrique dans le monde; Promouvoir la production d’un savoir autrement sur l’Afrique en tenant compte des enjeux théoriques et scientifiques qui résultent de l’éruption du monde africain dans le système des connaissances; Participer au renouvellement des pratiques politiques en Afrique par la reformulation des questions majeures et l’élaboration des projets de société devant assumer une présence significative de l’Afrique dans l’Espace-Monde de notre temps. Défendre la dignité de l’intelligence africaine dans les pays du continent où les systèmes politiques utilisent la violence pour réprimer les penseurs, les écrivains, artistes et autres créateurs critiques et engagés. Il était prévu de mettre en place des réseaux du FIAD en Europe et en Amérique du Nord. Tu étais Président du comité de coordination du FIAD alors que tu avais le statut de Professeur invité à l’Université Laval. Les autres membres étaient : Coordonnateur : Professeur Yao Assogba (Université du Québec à Hull) Relations publiques : Professeur Achille Mbembe (CODESRIA, Dakar) Relations publiques : Professeur Célestin Monga (MIT Sloan School of Management) Secrétariat : Suzanne Champagne, Professionnelle de recherche au Centre Sahel (Université Laval) et Anne-Sidonie Zoa (Doctorante, Université Laval) Parrainages : Professeur Bonnie Campbell (Université du Québec à Montréal) et père Lucien Laverdière. Mais le FIAD n’avait organisé qu’un seul atelier international dans le cadre du Congrès de l’Association canadienne des études africaines ( ACEA), au mois de mai 1996 à l’Université McGill à Montréal. Le thème de cet atelier de réflexion était Pour une économie politique de la connaissance en Afrique. Tu avais été déçu de l’inactivité du FIAD. Cependant, tu avais poursuivi seul la réflexion sur le premier objectif du FIAD qui était de « Promouvoir la production d’un savoir autrement sur l’Afrique en tenant compte des enjeux théoriques et scientifiques qui résultent de l’éruption du monde africain dans le système des connaissances ». Et tu nous a légué les fruits de tes recherches dans le colossal livre, digne du travail d’un véritable Baobab: Jean-Marc Éla, L’Afrique à l’ère du savoir. Sciences, société et pouvoir, Paris, L’Harmattan, 2006, 407 pages. Je crois que ce passage de la conclusion constitue ton testament dans ce grand livre qui est déjà un classique de la sociologie des sciences en Afrique. « Les Africains ont le devoir de contribuer aujourd’hui à faire de leur continent un centre de référence et un pôle d’excellence en matière de savoir scientifique. C’est une question de vie ou de mort pour des millions d’hommes et de femmes d’Afrique. Ici, comme ailleurs, la science doit se définir en assumant le souci d’autrui. Ce défi s’impose plus que jamais dans un système mondial qui repose sur une rationalité trompeuse et mutilée qui débouche sur une jungle de globalisation où les plus forts détruisent les plus faibles. Dès lors, face à la barbarie rampante, il importe d’assumer les tâches critiques qui s’imposent à l’intelligence pour inventer la science au service de la vie et de la dignité de l’être humain. Au moment où de nombreux acteurs prennent conscience qu’il n’existe pas qu’une seule recette de la réussite, les chercheurs africains doivent méditer plus que jamais le testament de Franz Fanon ». «Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir» (F. Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Gallimard, 1961, p. 251, cité par Jean-Marc Éla, L’Afrique à l’ère du savoir. Sciences, société et pouvoir, Paris, L’Harmattan, 2006, pp.406-467). Mon cher grand’ frère Jean-Marc, Merci pour ton sens de la fraternité et de l’amitié, ta grande générosité, ta grandeur dans l’humilité, ton sourire, ton amour de la liberté. Merci d’avoir été ce chercheur de la vérité Merci pour ton engagement pour les « gens d’en bas » Merci pour ton aptitude à faire de l’ordinaire quelque chose d’extraordinaire Je souhaite que ces valeurs que tu chérissais, et qui ont grandi en moi grâce aux relations privilégiées que j’ai eues avec toi, continuent d’inspirer ma vie. Mon cher grand’ frère Jean-Marc, Désormais, tu ne nous quitteras plus. Veilles sur nous, tes héritiers, et fais nous vivre du meilleur de toi. ////// Yao PAUL Assogba, Gatineau (Québec, Canada)

Silence


Rédigé par psa le 27/01/2009 à 18:36
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De Célestin Monga, un Désir éternel de Jean-Marc Éla, de sa généroité et de sa noblesse...


Lettre à Jean-Marc Éla
Mon cher Jean-Marc, J’ai appris ton départ au lendemain de Noel dans la brutalité de l’hiver canadien. Je me trouvais à Fort-de-France où j’allais me recueillir sur la tombe d’Aimé Césaire, un de tes maîtres favoris. Le message d’Anne-Sidonie, que je redoutais depuis plusieurs semaines, est arrivé avec une force implacable, mais formulé avec élégance et dignité. Je savais certes que l’heure était grave dans cet hôpital lointain de Vancouver. Mais j’espérais secrètement qu’un miracle surviendrait et reculerait le temps de la solitude. Il n’en n’a donc rien été. La mort est advenue, incongrue, inexorable et indiscrète, avec son cortège de chagrin et son overdose d’absurdité. Un grand silence s’est alors abattu sur moi. J’ai imaginé la cruauté grimaçante avec laquelle elle s’est penchée sur ta silhouette délicate, et aussi la sérénité avec laquelle tu as dû désarmer son antipathie. J’imagine la noblesse d’âme que tu as opposée à ses gesticulations morbides, à son besoin d’horreur et à son insensibilité. De quoi désarmer le bourreau le plus intrépide et le plus zélé. J’ai imaginé aussi la tête de Saint-Pierre, le portier du purgatoire et du paradis, lorsqu’il t’a vu débarquer avec tes grands boubous. Il a dû se dire que tu étais bien avance sur l’horaire. Mais comme les voies du Seigneur sont impénétrables, il s’est bien résolu à te vêtir d’un habit de lumière et à te diriger du côté réservé aux anges les plus inspirés. Une chose est sûre : ton cas ne lui a pas posé le moindre problème car il savait immédiatement dans quel camp tu appartenais. Pour beaucoup d’entre nous, il devra réfléchir intensément avant de prendre une décision, nous soumettre à des interrogatoires serrés, soupeser le pour et le contre de chacun de nos actes, et écouter parfois dubitativement nos explications alambiquées. ////Mon cher Jean-Marc, J’ai eu la chance de te connaître au moment de ma vie où, sans le savoir, j’avais le plus besoin de toi. Tu es entré subrepticement dans mon existence, y occupant discrètement la place spéciale qui t’appartenait. Je me souviens qu’en tant que prêtre, tu m’as baptisé et marié, à un moment de ma vie où l’agnosticisme me menaçait gravement. Contrairement à quelques membres de la hiérarchie de l’église catholique camerounaise, si rigides dans leur interprétation de l’Evangile et souvent incapables de discernement, tu avais pris sur toi la décision de me convertir. Ta générosité d’âme t’avait conduit à prendre en compte mon désir de Dieu, et à accepter de me guider sur le chemin de l’absolu. Tu avais officié d’abord à ton modeste domicile et ensuite dans la Paroisse quasiment vide de Yaoundé-Melen où quelques femmes chantaient délicatement la gloire du Messie sur des compositions de Georg Friedrich Haendel et de Pie-Claude Ngoumou. Ces moments intimistes et précieux sont à jamais gravées dans ma mémoire. Ta fidélité à tes idéaux et ton goût de la liberté expliquent d’ailleurs le fait que tu sois demeuré toute ta vie un homme d’église, malgré les questionnements implacables auxquels tu as toujours soumis les gestionnaires de la foi. Je ne doute pas que l’Eglise camerounaise à qui échoit l’immense responsabilité d’organiser tes obsèques, est autant honorée de cette tâche qu’elle regrette de n’avoir pas profité de ta sagesse pour revalider et légitimer son projet social et intellectuel. Après tout, c’est bien parce que tu voulais libérer cette église du joug du conformisme et des petites ambitions que tu te demandais dans un de tes derniers livres : “Le Pape a-t-il peur de l’Eglise ?” Interrogation digne d’un autre prêtre camerounais insoumis, Monseigneur Albert Ndongmo, mort lui aussi en exil au Canada. A l’heure où l’Eglise camerounaise s’active à préparer la visite prochaine du Pape Benoît XVI au Cameroun, concentrant ses efforts à la préparation des danses traditionnelles, à la répétition des messes en latin et à l’élaboration de la liste des subsides qu’elle quémandera auprès de lui, je pense à ta dignité. Peut-être cette Eglise saura-t-elle s’interroger sur les significations de ta mort ? /////Mon cher Jean-Marc, Je t’imagine au paradis, collectant minutieusement les sources, les références et divers documents, et écrivant fiévreusement tes trois prochains livres—puisque tu en écrivais toujours plusieurs à la fois. Je t’imagine là-bas, assumant avec une dignité stoïque ton rôle d’intellectuel, méfiant de toutes les modes et de toutes les prétentions au monopole de la raison. Je me souviens de ta critique de l’intellectuel, de sa fonction, et du rapport que celui-ci doit entretenir avec le savoir, ou de la manière dont il doit intervenir en société. Contrairement à Mongo Beti par exemple qui s’engageait allégrement dans le combat politique au nom de l’universalisme et de la liberté incompressible dont jouit chaque être humain, toi tu proposais une autre démarche : tu célébrais la dimension locale de l’intellectuel, qui devait s’exprimer à partir d’un certain lieu, témoigner pour une époque précise, bref, être dépositaire de valeurs que légitime son ancrage dans l’ici et le maintenant. Avec une fougue inspirée, Mongo Beti prônait l’éveil et la prise de conscience, c’est-à-dire l’objectivation des peuples opprimés. Avec ta discrétion érudite, tu préférais questionner les postulats de tout raisonnement importé, déconstruire l’idée même de cette conscience, critiquer le type d’objectivité que l’on voulait imposer aux Africains comme mode de contrôle de leurs subjectivités. Comme ton ami Fabien Eboussi Boulaga, tu estimais plutôt que c’est à travers la subjectivation que chaque citoyen retrouve sa propre essence et se réapproprie véritablement ce qu’il est. Tu n’accordais pas au savoir livresque et aux diplômes un pouvoir spécial pour libérer les consciences et énoncer des voies de salut. Sociologue à la sensibilité aiguisée, tu valorisais la sagesse et la rationalité du paysan de Tokombéré a, la lucidité silencieuse du fonctionnaire d’Ebolowa, l’inventivité du “sauveteur” de Bépanda ou de Nkoldongo, la capacité d’indignation de l’étudiant de Buéa, et la métaphysique souvent sophistiquée de la petite marchande de fruits de Bamenda ou de Bertoua. Paradoxe apparent : Mongo Beti, le pourfendeur implacable des régimes oppressifs qui écrasent nos imaginaires, l’exilé de quarante ans, est décédé au Cameroun, après avoir vécu auprès des siens pendant les dernières années de sa vie. Toi, tu à dû quitter ton pays bien-aimé et finir ta vie loin des tiens. La vérité est que l’exil n’est pas seulement géographique. Il est souvent intérieur. Avec ton haut degré d’exigence éthique, tu ne pouvais qu’être en exil dans ta propre peau, dans un pays suffoquant d’intolérance. Même lorsque tu vivais au Cameroun, tu y étais déjà d’une certaine manière en exil.

Le supplice de Marsyas... un autre écorché vif
Le supplice de Marsyas... un autre écorché vif
Mon cher Jean-Marc, Je me souviens de ton indépendance d’esprit, parfois ombrageuse, qui ne se manifestait pas simplement l’égard des élites politiques. Elle s’exprimait aussi face aux courants intellectuels à la mode, ceux notamment que l’on importait un peu trop rapidement à ton goût des cafés littéraires parisiens. Tu les démolissais méthodiquement, avec un calme rageur. J’ai par exemple toujours été fasciné par ta critique de la conception du pouvoir en vogue chez les chercheurs africanistes, et par leur mimétisme. S’aventurant sur les traces de Michel Foucault qui estimait que le pouvoir n’est jamais une entité cohérente, unitaire et stable mais au contraire un jeu de relations complexes supposant des conditions historiques d’émergence et impliquent donc des effets multiples, certains politologues ont hâtivement conclu que les pouvoirs africains étaient banals, et qu’il fallait les étudier avec la même distance presque désinvolte que requiert l’analyse du pouvoir en Occident. A leurs yeux, le pouvoir politique est moins important que les sujets individuels qui le composent et exercent l’autorité les uns sur les autres, parfois à tour de rôle, dans des dynamiques souvent instables. Grossière erreur d’optique, estimais-tu. Autant tu jugeais appropriée l’idée qu’il faille prendre au sérieux “l’irruption des pauvres dans les jeux de pouvoir” et la valorisation de leur capacité d’indocilité, autant tu te méfiais de ces théories de la généalogie du pouvoir en Afrique. Elles te semblaient à la fois ignorante des réalités de nos pays où les pouvoirs politiques “tuent, dépouillent, accaparent et monopolisent l’accès aux conditions d’existence”, comme tu le disais dans tes entretiens avec Yao Assogba (Le sociologue et théologien africain en boubou, 1999). La frénésie avec laquelle tu travaillais visait aussi à étaler au grand jour les incohérences du regard sur l’Afrique, et à en démasquer leurs motivations, parfois bien peu honorables. De ton point de vue, l’historicité propre et indiscutable des sociétés politiques africaines et les mélanges postcoloniaux n’ont supprimé ni l’existence d’une civilisation africaine (constituée certes de diverses cultures) ni effacé ou banalisé la question de l’oppression. Le relativisme sans fin, qui amalgame les coupables, les bourreaux et les victimes pour absoudre les péchés des criminels, n’est qu’une perversion d’un post-modernisme devenu fou. A tes yeux, le bien et le mal existent toujours et la lutte entre eux définit l’éthique de notre action, comme c’était déjà le cas au bon vieux temps d’Adam et Eve. Je me souviens de ton débarquement impromptu à Montréal en 1995, et du long voyage que j’avais dû entreprendre en voiture depuis Boston, en compagnie d’Achille Mbembe, pour aller te voir en ta terre d’exil. La gravité et l’irréalité de cet instant ne lui avaient pas ôté la douce saveur de retrouvailles familiales. Nous avions passé quelques jours chez Yao Assogba, sociologue togolais à l’hospitalité intimidante et à la générosité incongrue. Nous avions parlé de notre continent pratiquement toute une nuit, parfois étendus à même le sol, et aussi des défis conceptuels et méthodologiques que le renouvellement de l’autoritarisme posait à nos outils d’analyse. Dans un monde où les identités semblaient s’effilocher rapidement, nous nous étions demandé si l’Afrique était encore un concept opératoire valide. Ton avis était clair : oui, absolument. Car disais-tu, il importe que “l’homme africain prenne en compte les questions spécifiques qui viennent du monde africain.” Comme Césaire, tu aurais pu proclamer : “Nègre je suis, Nègre je resterai”, sans tomber cependant dans l’essentialisme. /////Mon cher Jean-Marc, La pensée sur l’Afrique est aujourd’hui coincée entre trois écueils philosophiques dont il n’est pas aisé de s’écarter. Il y a d’abord les pièges éthiques et conceptuels d’un nationalisme réductionniste et encombrant, qui postule la nature étanche de la culture et de l’Homme africains. Coagulée dans le temps et proclamant l’impérieuse nécessité de réhabiliter l’image d’un paradis perdu, cette vision exclusiviste du monde est prisonnière de ses propres mythes dont elle se nourrit. Il y a aussi les impasses de la thèse opposée, celle qui estime que l’Afrique n’existe pas, qu’elle n’est qu’un amalgame historique et politique ; un panachage artificiel hétéroclite dispersé dans le temps et l’espace ; bref, une simple construction mentale. Entre ces deux thèses erronées, qui valident l’idée d’une altérité incompréhensible des Africains ou l’exotisme intellectuel, il y a la maladroite tentative des démarches apologétiques à la Senghor, qui sont tellement obsédées par le caractère hybride des sociétés et des cultures qu’elles ne proposent que le mimétisme. Tu ne t’es jamais embourbé dans ces querelles pseudo métaphysiques sans importance. Tu as toujours été jaloux de ta foi d’Africain. “Je ne suis pas devenu un autre”, disait Césaire. Comme lui, tu croyais certes qu’il fallait “sortir de la victimisation” mais insistais sur la nécessité de reconnaître une “spécificité africaine” arbitrairement définie peut-être, mais aussi légitime que n’importe quelle autre construction sociale. “Il faut libérer l’homme nègre, il faut aussi libérer le libérateur.”. Le “rendez-vous du donner et du recevoir” est à ce prix. Ton œuvre permet donc de resituer l’Afrique dans son vrai champ d’étude, à équidistance des intégrismes de tous bords. Elle aide à démystifier les leurres d’un nationalisme essentialiste aveuglé par la nostalgie d’un monde et d’un temps ayant existé surtout dans l’imaginaire de la douleur. Elle permet également de réfuter les formes les plus extrêmes d’un “cosmopolitanisme” qui nie le droit à la subjectivité. Ta parole était le discours africain, sophistiqué mais clair, articulé et eurythmique, sévère mais généreux. Un discours issu de la noble école des savoirs, de la sagesse universelle, de l’exercice des franchises universitaires, de l’école certes, mais de la vie surtout. Un discours en forme de chant, de science verbale, et d’un certain type de foi. /////Mon cher Jean-Marc, La nature de notre relation était telle que tu n’as jamais critiqué ni mes choix professionnels et intellectuels, ni ceux de tes nombreux enfants adoptifs. En dépit de ton opposition farouche au libéralisme économique, tu m’as toujours pardonnés mon impertinence, mes incartades et mes propos parfois hérétiques. Tu m’as souvent félicité de mon travail, malgré ta défiance par rapport à l’institution Banque mondiale. Tu m’as toujours encouragé d’y apprendre chaque jour quelque chose de nouveau. Cette étrange tolérance m’a beaucoup grandi. Parfois d’ailleurs lorsqu’un hurluberlu désorienté par l’amertume m’interpelle non pas sur mon travail ou sur des actes que j’aurais posés (ce qui serait une critique légitime) mais sur l’idéologie supposée de mes employeurs, je me contente de sourire et de relire les mots que tu m’écrivais, puissants viatiques et balises de mon itinéraire. Ton soutien constant ne visait pas l’objectif petitement matérialiste et rancunier de ceux qui envoyaient Samba Diallo à l’Ecole du Blanc pour y “apprendre à vaincre sans avoir raison”. Tu estimais simplement que les relations humaines se situent à un rare niveau de complicité ardente, qu’elles s’énoncent dans un lieu où l’amour est inconditionnel et où ne sauraient parvenir ces peccadilles et artifices que sont les désaccords intellectuels et les opinions individuelles, au demeurant éphémères et dérisoires. Seules comptent la majesté du rêve commun et la texture de nos sentiments. Il est arrivé à quelque donneur de leçon de me demander comment je pouvais bénéficier de ta bienveillance, moi l’économiste de la Banque mondiale et théoricien supposé du libéralisme. Les braves inquisiteurs qui se posaient ce type de question ne s’étaient probablement pas donné la peine de s’informer sérieusement sur la validité attaches idéologiques dont ils m’affublaient, ni même sur le contenu de mon travail—qui pourrait leur en vouloir de n’avoir pas lu mes modestes écrits ? Plus grave : ils sous-estimaient l’étendue de ton cœur, la largeur de ton indulgence et ta capacité à questionner régulièrement tes propres certitudes intellectuelles. Tu croyais toi aussi que le doute est la meilleure amie de l’homme. Il m’est quand même arrivé de penser furtivement à nos différences d’approches au sujet du libéralisme économique par exemple. Tu considérais la défense des intérêts des paysans africains comme un impératif moral. Violentés par un capitalisme tropical souvent caricatural, ces paysans-là ne se sont jamais laissé faire. Tu as d’ailleurs chroniqué mieux que personne leurs ripostes parfois très percutantes dans ton ouvrage Quand l’Etat pénètre en brousse. Tu y as dénoncé la démission de l’Etat, et suggéré une meilleure gouvernementalité des entreprises publiques africaines. Peut-être accordais-tu parfois le bénéfice du doute à ces leaders politiques autoproclamés et à ces fonctionnaires qui croient disposer d’une sagesse économique infuse ? Pour ma part, je considère toute initiative marquée du sceau de la raison d’Etat comme étant a priori suspecte et souvent source de gaspillage de nos maigres ressources fiscales. Je me suis donc toujours méfié de l’exercice de la souveraineté étatique, surtout dans un contexte où ceux qui monopolisent la raison d’Etat entretiennent délibérément la disette comme moyen de maximiser leur pouvoir. J’ai donc été plus sceptique que toi de la capacité de nos planificateurs à la générosité douteuse, et ai toujours pensé qu’un libéralisme intelligemment régulé et bridé par le bon sens collectif pouvait être source de créativité et cadre de mobilisation d’énergies, surtout face à des Etats postcoloniaux à l’identité instable. Relisant ces jours-ci Travail et entreprise en Afrique noire, un de tes derniers ouvrages consacrés à l’entreprenariat africain, il m’a semblé que nos opinions n’étaient pas vraiment éloignées l’une de l’autre.

Eugène Delacroix, La Mort de Sardanapalus
Eugène Delacroix, La Mort de Sardanapalus
Mon cher Jean-Marc, Il existe une Afrique surpeuplée de doutes, confisquée par des “dictateurs stagiaires” (Mongo Beti), des “despotes obscurs” (Edem Kodjo), des leaders d’opposition aigris et agités, des diplômés illettrés et des “intellectuels tarés” (Nicephore Soglo), des Feymen dont la fortune appauvrit la société, des étudiants en colère devenus conservateurs, des fonctionnaires qui théorisent la paresse, des jeunes qui risquent leur vie dans les soutes d’avion pour aller chercher un eldorado improbable en Occident, et des femmes désabusées qui consacrent leurs économies dans les cybercafés à chercher des maris sauve-misère dans l’Internet. Mais tu as montré dans tes travaux que l’Afrique, qui compte désormais 1 bon milliard d’individus, est bien plus que cela : c’est aussi le continent des femmes-courage, des paysans-sans-peur, des enfants qui travaillent pour effacer les cicatrices de l’Histoire, bref, le lieu des grands rêves et de toutes les possibilités. Malheureusement, tous ces efforts et sacrifices sont souvent réduits à néant parce que des dirigeants et des élites perverties y ont institué le goût du crime, le désir collectif du suicide. Oui, c’est bien cela. Paradoxalement, ce que nous devons déplorer véritablement aujourd’hui, c’est la mort de Satan dans nos vies—c’est-à-dire la disparition de l’idée du mal, le mépris de toute ambition éthique, la banalisation du diable, la valorisation de la cruauté et la perte collective du sens de la responsabilité. Dans les orgies et les médiocres séances de magie qui ponctuent la vie quotidienne au Palais présidentiel d’Etoudi et où on joue à se faire peur, la mort de Satan est donc en réalité la réhabilitation du diable, désormais vêtu aux couleurs de la République. Cette jouissance nihiliste a ses symboles réels et sa marque déposée : les louanges chantées au chef infaillible constituent le véritable hymne national. Le ventre est l’emblème de la nation. Les grenades, les fusils, les bombes lacrymogènes et les chars anti-émeute en sont les armoiries officieuses. La vraie couleur du drapeau est le sang des innocents, assassinés et enterrés dans l’oubli. Leurs noms s’égrènent comme une interminable litanie cannibale : ton ami le révérend Engelberg Mveng, Monseigneur Yves Plumey, l’abbé Joseph Mbassi, et de nombreux citoyens anonymes qui n’ont eu que le tort d’être vivants—sans autorisation. /////Mon cher Jean-Marc, Tes livres ont identifié le problème principal dont souffre l’élite africaine aujourd’hui. Lequel ? Le déficit d’amour-propre et la haine de soi, sentiments déguisés en haine de l’autre. La haine du voisin donc, de celui qui ne parle pas la même langue ou qui ne pratique pas la même religion. L’agitation sadomasochiste autour des mythes de la différence. Dans ce Cameroun qui te préoccupait tant, on parle désigne cet autre (qui n’est donc que soi-même) sous les étiquettes les plus ostensiblement péjoratives. On parle ainsi du «Nordiste», du «Maguida», du «Sudiste», du «Beti», du «Bamiléké», de «l’Anglophone», du «Bassa», du «Douala» ou du «Bafia»… Comme si ces vignettes avaient une signification quelconque dans ce pays où les voyous qui «gouvernent» se recrutent dans toutes les ethnies et pratiquent toutes les religions. Comme si le fait d’insulter et d’humilier le voisin mettait du baume au cœur dans ce pays où les citoyens de toutes les ethnies et religions meurent de faim, ne peuvent pas se soigner ou envoyer leurs enfants à l’école. L’intensité de ton travail et l’élégance de ton mode frugal de vie m’ont permis de mieux comprendre le véritable statut de la pauvreté. Contrairement à ce que l’on a tendance à croire, elle n’est pas l’autre versant de la richesse. Elle est un lieu psychologique, un vécu, une approche de l’existence. Si on ne le comprend pas, on court le risque de tomber dans le piège d’une forme de “pauvreté enrichie”, bien pire que le dénuement matériel. Sony Labou Tansi avait probablement la même intuition quand il disait : “Je ne suis pas à développer, je suis à prendre ou à laisser”. /////Mon cher Jean-Marc, Les vieilles photos peuvent être sadiques. Elles déterrent les souvenirs et remuent la mémoire parfois de façon impitoyable. J’en ai conservé quelques-unes de toi, prises au fil des ans, exprimant chacune à sa manière l’impérieuse vérité de ton personnage. Certaines me sont particulièrement pénibles à regarder. Comme celle-là qui doit bien dater d’une vingtaine d’années, sur laquelle on te voit vêtu d’un de tes légendaires boubous devant ta maison de Yaoundé. Ton léger collier de barbe noire tempère l’acuité de ton regard mais l’image dégage une mélancolie douloureuse. On y voit l’homme préoccupé, habité par cette mystérieuse sensibilité qui permet à certains de capter les signes prémonitoires de la catastrophe, de pressentir un tremblement de terre ou un cyclone. A ton regard, on peut bien voir que tu sais beaucoup plus de choses que tu ne souhaitais le savoir, et que la conscience du mal qui rôde autour de nous te pèse terriblement. Cette autre photo, datant de quelques mois seulement, prise à Boston College où tu enseignais encore récemment, suscite chez moi des sentiments mêlés, tristes et gais à la fois. J’y revois ton visage de prophète lucide et inquiet, ton air à la fois lointain et seigneurial, tes accès de drôlerie contenue, et cette distinction dans le geste qui te donnait constamment un air de paysan aristocrate. J’y retrouve cependant la douceur de ton regard posé sur mes enfants, l’intime complicité entre vous, et aussi dans la lueur sombre de ton visage pourtant auréolé de cheveux et d’une barbe blanche, cette lueur que j’interprète aujourd’hui comme le reflet d’une douleur silencieuse et intime. /////Mon cher Jean-Marc, Tu as donc tiré ta révérence après une existence intense. Personne ne t’accusera de démission : tu t’es battu comme bien peu d’autres. La vie sur terre n’est pas une sinécure. Comme le dit avec humour le chanteur Douleur, Jésus-Christ lui-même s’en était aperçu lorsqu’il est venu pour changer les hommes. Non seulement ceux-ci n’ont jamais voulu de son message mais ils l’ont torturé, écartelé et cloué sur une croix, avant de le renvoyer sans état d’âme au paradis en guise de punition. Au risque de blasphémer, il n’est pas difficile d’ailleurs d’imagines Jésus retournant au paradis, violenté, boursoufflé et ensanglanté, et disant à son Grand Commanditaire : “Mon Père, tu m’as confié une mission impossible ! Ces hommes que tu as créés sont ingérables. Ils sont tous fous !...” Oui, ils doivent être fous à lier, ces gens dénués d’humanité qui t’ont menacé, pourchassé, traqué, et contraint de quitter ton pays bien-aimé sans aucune préparation, à l’âge respectable de soixante ans, pour aller affronter les déchirures d’un exil glacial et solitaire. Aucun asile psychiatrique ne serait assez grand pour les contenir. Aucune sanction ne serait assez sévère pour réparer l’irréparable et aucun tribunal assez solennel pour mesurer la gravité de leur faute. Aucun tribunal sinon, peut-être, celui de leur conscience. Le problème est que ces gens-là n’ont manifestement aucune conscience. Il va donc falloir que nous passions à la vitesse supérieure, c’est-à-dire que nous les obligions à confronter leurs mauvais totems. Et reconnaître que le souci d’éviter la violence comme mode de réponse à la cruauté ne nous doit pas exclure le recours à la force comme instrument de la justice. Ecrivant d’ailleurs ces lignes, je me souviens du rêve éveillé que j’ai eu l’autre soir. Tu dialoguais avec Dieu. Tu lui demandais pourquoi il a donné tant d’intelligence aux Africains si c’était pour les priver de s’en servir. Il te répondait sur le ton de l’énigme qu’il a offert la liberté à tous les hommes. Et que c’est bien à chacun de définir l’objet et le champ de cette liberté et de l’exercer. En ce moment de gloire et de modestie où l’Amérique s’offre comme visage le fils d’un émigré kenyan, l’urgence de l’instant est encore plus vive. Ton regard nous interpelle. Ton sacrifice nous impose également notre prise de responsabilité. /////Mon cher Jean-Marc, Je pense à toi en lisant ces vers d’Aimé Césaire gravés sur sa modeste tombe au cimetière de La Joyau en Martinique : “J’habite une blessure sacrée J’habite des ancêtres imaginaires J’habite un couloir obscur J’habite un long silence J’habite une soif irrémédiable J’habite un voyage de mille ans J’habite une guerre de trois cents ans J’habite un culte désaffecté… J’habite la débâcle J’habite le pan d’un grand désastre” Oui, Jean-Marc. Ta mort aggrave dangereusement le vertigineux déficit de compassion qui a déjà fait de notre pays une méchante caricature. Elle nous prive d’un homme libre et prestigieux, doté d’une rare conscience de l’urgence et de l’exigence éthique qui est l’ingrédient premier de toute démocratie et de tout développement. Elle nous prive d’un regard aigu sur nous-mêmes, d’une ascèse dans l’action, et de l’indispensable sentiment de culpabilité qui devrait accompagner chacun de nos actes. Il ne nous reste qu’à accepter la médiocre consolation que, de là-haut, tu veilles sur ce pays et sur ce continent auquel tu avais si mal. /////// Célestin Monga

Silence


Rédigé par psa le 27/01/2009 à 18:12
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